Survivant d'Auschwitz
emportâmes notre précieuse soupe, deux hommes par caisson, et repartîmes en sens inverse, un robuste Ukrainien en éclaireur, fendant l’air autour de lui avec les battes du tréteau pour dissuader tout voleur d’approcher. Lentement, précautionneusement pour ne pas nous renverser le liquide brûlant sur les pieds, plongés dans l’obscurité, nous montions pas à pas la côte traîtresse. À certains endroits, un voyou tentait d’approcher du caisson et se jetait sur nos jambes, pour nous faire trébucher, mais parfois, de peur, nous trébuchions nous-mêmes. J’étais beaucoup trop faible pour parvenir à porter cette charge, juste un petit matricule dont personne ne s’occupait, un esclave qui avait le droit de vivre aussi longtemps qu’il servait à quelque chose.
Enfin, nous arrivâmes au baraquement. Le chef du bloc était furieux que nous ayons perdu autant de soupe en route. Tout en continuant de crier, il réveilla les détenus du bloc, pour leur dire de venir dîner.
Comme les détenus du bloc 40 étaient tous de nouveaux arrivants, nous ne travaillions pas encore. Nous restions la moitié de la journée au garde-à-vous sur la place du camp, pour des appels qui n’en finissaient pas, et le reste du temps, nous végétions, cherchant à retrouver un camarade à qui parler.
Nombreux étaient ceux qui n’avaient aucune idée de ce que représentaient les intimidations continuelles et planifiées, telles qu’elles étaient pratiquées dans les camps de concentration. Les massacres organisés étaient quelque chose de complètement nouveau pour eux. Jusqu’alors, ils n’avaient connu que les camps de travail – où le travail était peut-être plus dur qu’à Auschwitz, mais encadré par des civils, qui n’étaient ni des durs à cuire, comme il s’en trouvait parmi les détenus, ni des criminels. De plus, ils étaient regroupés par nationalités. Tout cela contribuait à leur faire voir la vie différemment de nous. Ils vivaient de manière individuelle, se penchaient sur leur propre déséquilibre, se sentant désespérément perdus ou agressivement égoïstes.
Je ne vis que quelques adolescents, mais n’en connaissais aucun. Parler à des adultes n’avait aucun sens, car ils vous faisaient presque immédiatement ressentir leur immense découragement. La tragédie d’avoir perdu leurs proches faisait planer une ombre trop omniprésente pour leur permettre d’oublier, ne serait-ce que quelques minutes et si je me mettais à parler d’avenir, ils me regardaient, complètement ahuris.
Les détenus de longue date, dont certains n’avaient plus de nouvelles de leur famille depuis près de douze ans, étaient différents. La plupart étaient des socialistes, des gens tellement convaincus que leur cause était la seule qui vaille, que rien ne pouvait venir lui porter ombrage. Même aux jours les plus sombres, ils avaient conservé une foi totale en leurs convictions. Je les connaissais, car quelques-uns d’entre eux m’étaient souvent venus en aide. « Nous ne faisons pas la charité, expliquaient-ils aux jeunes complètement bluffés que nous étions, nous le faisons simplement parce que c’est notre devoir. » Comme les événements semblaient enfin répondre à leurs attentes, ils avaient d’autant plus de raisons de s’occuper des jeunes. J’en étais pleinement conscient et me mis résolument à la recherche de certains d’entre eux. Malheureusement, je ne trouvai que des regards hagards ou indifférents. Nos bienfaiteurs avaient disparu. Ils avaient été envoyés « ailleurs » ou bien avaient été massacrés.
Ne trouvant pas ce que je recherchais dans cette cour des miracles, je tentai de me plonger dans l’observation de détails du paysage environnant et comme je n’avais personne à qui parler, je me mis à écouter attentivement le roulement des combats d’artillerie, qui se rapprochaient.
Ils étaient si proches et leur bruit si fort, qu’ils nous empêchaient de dormir. Selon certaines rumeurs, nous devions être évacués, mais la vie au camp se poursuivait comme à l’habitude et les kommandos de travail étaient encore soumis à une cadence infernale, pour poursuivre la construction de nouveaux baraquements.
Dans un bruit de grincements, des wagonnets à bascule, chargés de matériaux de construction, étaient tirés à flanc de montagne par un treuil électrique jusqu’au camp. À un bout d’une baraque en construction, on apercevait la
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