Survivant d'Auschwitz
souffrances. Et la réaction de dépit de ces gens, qu’aucun scrupule ne retenait plus, avait été violente. Le principe du « chacun pour soi » poussé en son paroxysme les avait conduits à ignorer totalement leur prochain, même s’ils ne s’en étaient de toute façon jamais beaucoup préoccupé. Lorsqu’on faisait à quelqu’un le reproche d’une attitude indigne ou d’un comportement ignoble, on s’entendait souvent répondre en guise d’excuse : « C’est comme cela, la vie au camp ! Si tu veux t’en tirer, il vaut mieux ne pas prendre de gants ! »… Une autre manière de formuler le vieil adage du « pousse-toi que je m’y mette », qui avait trouvé ses premiers adeptes chez les hommes des cavernes et dans la jungle, et faisait aujourd’hui un détour du côté de chez les nazis.
Nous les jeunes savions très bien qui était monté dans la charrette de l’infamie, mais nous n’étions pas là pour discourir et défendre le passé, mais pour regarder l’avenir.
Nous survivions avec 300 grammes de pain par jour, une cuillère de confiture, trois fois par semaine un demi-litre de soupe tiède, c’est-à-dire d’eau épicée, dont le premier ingrédient semblait le sel.
Il n’était pas facile d’obtenir cette maigre ration, car en général elle était distribuée la nuit. Le chef de bloc – lorsqu’il apprenait des cuisines (qui n’avaient pas assez de vingt-quatre heures en une journée, pour préparer la soupe à 80 000 nouveaux venus), que nos rations étaient prêtes – devait alors trouver des volontaires pour aller les chercher. Au début, la perspective d’un supplément d’un quart de litre motiva certains à le faire, mais bien vite lorsque l’on comprit la difficulté de porter ces énormes bouteillons dans le froid glacial et sur le sol glissant, l’appât se transforma en ridicule monnaie de singe. Cela n’avait aucun sens de prendre sur nos quelques heures de sommeil et de risquer notre vie pour cela. Ainsi préférions-nous attendre que le chef de bloc nous choisisse et nous oblige à y aller, en nous répétant, furieux, qu’il ne se préoccuperait plus du tout de nous trouver quelque chose à manger, si nous n’allions pas aux cuisines.
Une nuit – je n’avais pas été assez habile pour échapper à l’attention du chef de bloc –, ce fut mon tour. Allait-ce être vraiment aussi dur qu’on le disait ? Je ne croyais pas les rumeurs.
Nous partîmes à douze avec les tréteaux, les caissons en forme de U, traversant à pas prudents le camp endormi. En guise de rues, nous avions sous les pieds des chemins escarpés, couverts de neige boueuse truffée de caillasse, sur lesquels nous nous tordions les chevilles, glissions ou trébuchions. À gauche, devant le crématoire, des cadavres nus, bleuis de froid, s’empilaient les uns sur les autres. Nous détournâmes les yeux, ne nous concentrant que sur notre équilibre, que le chemin pentu menaçait de nous faire perdre. Notre but, le portail du camp central, était déjà bloqué par trois cents détenus, arrivés avant nous. La lumière crue des projecteurs tombait sur ces hommes, qui attendaient entassés dans un enclos de barbelés, impatients et affamés. De la tour centrale, derrière le portail principal, une couronne de huit projecteurs supplémentaires, suspendus l’un à côté de l’autre, ressemblait à un rang d’énormes perles, brillant d’un éclat surréaliste.
Après une heure d’attente, il était deux heures et demie du matin, il y eut un mouvement annonçant que quelque chose se passait : les gens commencèrent à s’agiter et s’exciter, les caissons de soupe venaient d’arriver. Numéro par numéro, les blocs qui avaient la chance d’en recevoir furent appelés, spectacle insupportable pour tous ceux qui se démenaient comme des fous de voir des détenus repartir avec de la nourriture. Ils se jetaient comme des hyènes sur les caissons de soupe, certains essayant d’en remplir leur calot, d’autres d’y plonger toute la tête. Çà et là, des cris perçants, sauvages et hystériques déchiraient la nuit.
Notre bloc fut appelé. Alors que nous avions passé le portail et nous tenions enfin devant ces caissons brûlants, un petit groupe, se prétendant également du bloc 40, se détacha, venant à notre rencontre. Bien évidemment, ils bluffaient, mais le temps que le personnel des cuisines fasse le point, il se passa encore une demi-heure.
Enfin, nous
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