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Survivant d'Auschwitz

Survivant d'Auschwitz

Titel: Survivant d'Auschwitz Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Thomas Gève
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bétonneuse qui tournait sauvagement : on posait une chape sur le sol. Cinq détenus, torse nu – pour que le blizzard vienne rafraîchir leurs corps en sueur – pelletaient comme des fous dans un tas de mortier. À l’autre bout, dans le bruit de cliquetis du va-et-vient de leurs truelles, d’autres détenus appelaient en criant ceux qui, épuisés, poussaient des brouettes. À l’entrée, un kapo surveillait, agitant sa main gauche dans le vide pour activer le rythme de ses codétenus esclaves et pianotant de sa main droite sur le manche de son long fouet noir.
    Autour de nous, les clôtures électrifiées à plusieurs milliers de volts, rendues plus inaccessibles que jamais par une large ceinture de barbelés en pelote, fixée au sol, cernaient le camp. Derrière elles, des sentinelles en capote grise, l’air menaçant et armées d’une mitraillette, allaient et venaient tous les cinquante mètres, d’un pas lourd, qui était absorbé par l’épaisse couche de neige.
    Telle était la seule et unique perspective, qui s’offrait en paysage à la vie d’un détenu, et que onze ans auparavant l’un d’entre nous avait décrite dans le chant des Marais , devenu notre hymne. La vision de ces rangées de barbelés à l’infini faisait toujours remonter ces quelques mesures, que je chantais tout bas :
    Dans ce camp morne et sauvage Entouré de murs de fer Il nous semble vivre en cage Au milieu d’un grand désert.
     
    Bruit de chaînes et bruit des armes Sentinelles jour et nuit Et du sang, des cris, des larmes La mort pour celui qui fuit.
     
    *
     
    Le sol pierreux de ces lieux et la fougue de ma fibre d’explorateur eurent raison de mes plus précieuses amies : ma chaussure gauche, qui m’avait si fidèlement servi pendant des milliers de kilomètres, rendit l’âme. Sa semelle pendait lamentablement et refusait catégoriquement toute réparation. Je tentai de l’arranger en l’attachant avec des bandes de chiffon, quelques rustines de ferraille rouillée et de vieux clous tordus, mais en vain. Cette chose avait cessé de s’appeler « chaussure » et en guise de cela, j’avais au pied gauche une espèce de monstre gris et sale, qui ouvrait une gueule béante : on aurait dit la vengeance d’un crocodile.
    Notre évacuation, que nous attendions depuis longtemps et redoutions tant, n’était plus qu’une question d’heures. Le ciel et la terre ne semblaient plus que méchanceté et vilenie.
    Clopin-clopant, j’errais sur le tas d’ordures, y fouillant de mes doigts gourds avec l’espoir d’y trouver quelque chose qui ressemble à une chaussure. Je n’étais pas le seul. Des haillons de camp, une cuillère cassée, une gamelle trouée, des restes de sac de ciment, des manches de pelle cassés, tout, dans le complet dénuement des détenus, pouvait servir. Avec un peu de chance, on pouvait même récupérer du linge volé sur les morts.
    Dans la soirée, je parvins enfin à trouver ce que je cherchais : un objet ovale, complètement aplati sous les gravats, auquel pendait un bout de terre gelée. Cela avait bien l’air d’une chaussure, mais avant que je ne pusse le confirmer, j’entendis quelqu’un crier : « C’est à moi ! » Je vis alors la silhouette d’un détenu en haillons, couché de l’autre côté du tas, s’avançant vers moi en rampant. Arrivé à ma hauteur, sans se relever, il prit une pierre et me la jeta, puis quelques secondes plus tard, me mordit au poignet. La mâchoire d’acier qui se refermait sur ma chair amaigrie était celle d’un fou, d’une bête sauvage, déguisée en homme, d’un animal à l’affût. Sa veste était remplie de toutes sortes d’objets : des bâtons, du fil de fer, du papier. Cet être accroupi là avait peut-être jadis été professeur d’université, enseignant le droit privé et le droit des sociétés. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’une créature, qui m’aurait tué sans autre façon dans mon sommeil pour me voler une tranche de pain. Je le frappai de retour, et l’atteins en plein estomac. La bête, vaincue, roula en arrière.
    Quelques jours après l’affaire de la chaussure, je me retrouvai à marcher le long de la voie ferrée et observai avec quelle régularité d’horloge, les wagons chargés de sable roulaient sur les rails qui se détachaient comme deux lacets sombres dans la neige. Ils passaient à intervalles très précis toutes les cinq minutes, et j’aurais pu les regarder passer pendant des

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