Survivant d'Auschwitz
arrêtâmes à la gare, où non seulement nous pûmes constater que le grand hall était intact, mais qu’il bouillonnait d’activités, comme si nous avions été en vacances, en temps de paix. Des chariots de boissons, de nourriture et de journaux circulaient sur les quais. Des civils bien habillés et apparemment en pleine santé se bousculaient ; de-ci de-là, des hommes en uniforme ou portant le brassard à croix gammée paradaient fièrement ; dans un monde d’une apparente normalité, les gens semblaient habitués à la vision de détenus squelettiques, en haillons. En dehors de quelques passants qui chuchotaient à notre passage, personne ne semblait nous accorder le moindre intérêt, sachant manifestement tout ce qu’il y avait à savoir.
Certains camarades allemands voulurent raconter aux gens qui nous étions, mais nous décidâmes fièrement que cela n’en valait pas la peine et que, seuls ceux qui auraient dû savoir – les enfants – étaient probablement déjà endoctrinés par leurs parents, qui avaient dû leur raconter que nous n’étions qu’une « bande de voyous ».
Une petite fille aux longues tresses, portant une jupe noire impeccablement repassée qui laissait paraître des jambes bien propres, blanches et agiles, arriva en courant près du train, suivie de sa mère : « Regarde, Maman, tous ces visages ! dit-elle en s’exclamant, pointant du doigt notre wagon, il y a même un jeune garçon parmi eux, et là, encore un ! » Nous étions tout fiers – si les adultes faisaient mine de nous ignorer, au moins restait-il les plus jeunes… Mais pouvions-nous espérer que la petite fille penserait encore à nous ?
Un train sanitaire, moderne, spacieux et bien équipé d’un matériel pillé à travers toute l’Europe, était en face du nôtre. Il fut accueilli avec des fleurs par une délégation de la Croix-Rouge. Nous les interpellâmes, leur demandant d’apporter de l’eau aux malades qui étaient parmi nous. Mais ils se détournèrent… Le monde civilisé en décidait ainsi : tout n’était qu’une vaste farce.
Notre train s’ébranla lentement sur une voie annexe pour rouler quelques kilomètres plus loin, vers l’extérieur de la ville. Un autre train sanitaire était arrêté, cette fois à moins de trois mètres du nôtre. Des fumets exquis s’échappaient du wagon des cuisines. Nous y aperçûmes des casseroles et des poêles, ainsi que des compartiments luxueux, où les couchettes avaient des draps blancs.
Un soldat, la jambe bandée, s’avança vers nous en boitant. Il marchait sur la voie ferrée, suivi bientôt par d’autres hommes de troupe. Tous voulaient savoir pourquoi nous étions là, en tenue rayée, alors que nous avions l’air honnêtes. Nous leur expliquâmes. Ils eurent l’air de tomber du ciel et semblèrent émus. « Lorsque nous étions au front, nous dit l’un d’entre eux, nous ne savions pas, nous les jeunes, ce qui se passait en Allemagne. » – « Ainsi, c’est donc pour cela que nous nous sommes battus ? » murmura un autre.
Le train devait poursuivre et les soldats retournèrent dans leurs compartiments. Ils jetèrent depuis leur fenêtre quelque chose, qui atterrit dans notre wagon : des bonbons, enveloppés dans du papier cellophane ! Je n’en revenais pas. Était-ce possible que la dure leçon apprise sur le front des « Barbares rouges » triomphât de l’endoctrinement de leurs professeurs nazis ?
Nous arrivâmes à Weimar, à l’est de la gare centrale. Il sembla que nous dussions attendre. La locomotive était repartie, ainsi que la plupart de nos gardiens.
Je scrutai les environs. D’un côté, se trouvait un immense quai ferroviaire, de l’autre une route à quelques mètres de là, bordée de jardins, sauf en face de notre wagon, où un bâtiment imposant se dressait : l’école d’ingénieurs. J’arrivais à distinguer les étudiants qui se trouvaient à l’intérieur, des garçons de dix-huit ans environ, en costume-cravate, assis en face d’un tableau couvert de figures à la craie. La cloche sonna et ils se levèrent tous d’un bond, dévalèrent un escalier en sortant un sandwich, riant et criant joyeusement. Ils vivaient dans leur monde, un monde de règles et de chiffres, de livres et de traditions, ponctué de repas réguliers et d’heures de sommeil suffisantes, alors que depuis cinq ans, de plus jeunes qu’eux mouraient au front et dans les camps de concentration. La sirène
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