Talleyrand, les beautés du diable

pauvre petit curé de campagne, de leur poser des questions qu’ils auraient peut-être jugées indiscrètes.
    En conséquence, le 24 fructidor, soit le lendemain du mariage civil, l’union des tourtereaux était célébrée furtivement dans l’église Saint-Médard d’Épinay, à la suite de quoi il était prévu qu’ils pourraient venir roucouler dans la maison de campagne que l’amiral de Bruix possédait à Saint-Gratien.
    Saint-Gratien abrita donc la nuit de noces d’un couple fraîchement marié aux yeux de Dieu mais qui se connaissait bibliquement depuis des lustres !
    Résultat de la bénédiction d’Épinay, le comte de Lacepède ne tarda pas à être payé de retour. Dans les semaines qui suivirent, on apprit en effet qu’il était nommé grand chancelier de la Légion d’honneur.
     
    Et puis il y eut comme un vent de stupeur.
     
    — C’est vrai, avoue la duchesse d’Abrantès, on entendit alors comme un concert de reproches, voire un déchaînement de colère. D’autant que madame Grand n’était plus jeune ; elle n’était même plus belle. Il ne restait plus de cette personne si renommée qu’un colosse de chair, portant perruque, ayant des yeux bordés de rouge, et en tout une personne très peu désirable. Toutes les vieilles amies de monsieur de Talleyrand jetèrent flamme et feu...
    Les feux de la jalousie, probablement.
    — Comment a-t-il pu convoler avec sa vieille maîtresse ? enrage le chancelier Pasquier. Cette vieille maîtresse qui avait été celle de vingt autres ! Comment a-t-il pu l’épouser alors que les traces de sa beauté étaient presque effacées, qu’il ne lui restait qu’une sottise avérée, éclatante, de nature à la couvrir d’un ineffable ridicule...
    — Le mariage de la Belle et la Bête, maugrée madame de Casenove.
    C’était évidemment sans compter sur les chansonniers du temps qui trouvèrent là du bon grain à moudre et s’empressèrent de composer quelques refrains irrespectueux qui disaient par exemple :
    Blanchette a quarante ans, le teint pâle et plombé.
    Blanchette, cependant, épouse un noble abbé ;
    Pourquoi s’en étonner quand chacun la délaisse ?
    Toute catin se range et devient mère abbesse.
    Chacun la délaissait ? Il est vrai que, sans être pourtant devenue « un colosse de chair », depuis quelque temps la svelte Kelly au corps de liane de la forêt des Indes avait eu une certaine propension à prendre quelques rondeurs...

Chapitre neuf
    Piébot et Courtalon
    Talleyrand a inventé les vacances d’été.
    À compter de l’an 1803, chaque mois d’août que Dieu faisait, il quittait Paris pour gagner Bourbon-l’Archambault. C’était réglé comme du papier à musique, il s’en allait prendre les eaux pour entretenir sa bonne santé.
    Bourbon-l’Archambault !
    Il n’ignorait pas que les bains qu’on y prenait depuis toujours, ou presque, jouissaient d’un grand renom. Peut-être avait-il eu sous les yeux ces quelques vers à la gloire des eaux, composés un jour par un moine qui n’a d’ailleurs pas fait carrière dans la littérature :
    Oui, vous pouvez charmer l’humeur apoplectique,
    Rendre le mouvement au corps paralytique,
    Et guérir tous les maux les plus invétérés...
    Sans doute avait-il entendu dire que Scarron le rhumatisant ou Boileau le morose, madame de Sévigné la graphomane ou Athénaïs de Montespan la sensuelle y avaient pris leurs bonnes habitudes (même si la Montespan y mourut !) ?
    On racontait aussi que de nombreuses femmes en mal de progéniture y avaient vu leurs ventres s’arrondir, que c’était en effet à Bourbon que...
    Tant de lits stériles
    Dedans ces tièdes bains, plus féconds devenus,
    Ne laissent les baisers de l’hymen infertiles.
    C’est à Bourbon, en tout cas, qu’est apparue la petite Charlotte. Elle pouvait avoir quatre ans, cette poupée belle comme un coeur, née de parents inconnus, devant laquelle Kelly et Charles Maurice étaient complètement gâteux. Mais qui était-elle et d’où sortait-elle ?
    — C’est la fille d’une de mes amies qui me l’a recommandée en mourant, racontait-il hâtivement aux curieux.
    Mais comme cette explication n’était guère satisfaisante, chacun, dans son entourage, se mit à supputer.
    — Je suis sûr qu’elle est le fruit d’une liaison du comte de Beaujolais, frère de Louis-Philippe d’Orléans, avec une camarade de madame Grand, prétendait l’un.
    — Non, elle est l’enfant