Tarik ou la conquête d'Allah
population de la ville qui ne
cachait pas sa joie. Musulmans et Juifs n’ignoraient pas le sort que leur
auraient réservé les Francs s’ils étaient entrés dans la cité. Quant aux
Chrétiens, ils avaient trop souffert des taxes iniques levées sur eux par
Suleïman du temps de sa splendeur pour le plaindre. Ses fils, Matruh et Ashun,
furent, eux, bannis d’Ishbaniyah et s’embarquèrent pour l’Orient. Ils périrent
en mer, leur navire ayant sombré lors d’une violente tempête au large de Tunis.
L’affaire de Sarakusta avait
profondément affecté Abd al-Rahman, qui se cloîtra dans son palais d’al-Rusafa
pendant de longs mois pour y ruminer son chagrin. Ses épreuves étaient loin
d’être terminées. Profitant de son désarroi, l’un de ses cousins, Abd al-Salam
Ibn Yazid, et son propre neveu, Ubdid Allah Ibn Abass, s’emparèrent par
traîtrise de la citadelle de Kurtuba et firent courir le bruit que l’émir avait
succombé à une maladie mystérieuse. Terrorisée, la population se cacha dans les
maisons ou quitta la ville. Averti du danger, Abd al-Rahman marcha à la tête de
sa garde personnelle contre les rebelles qui payèrent cette insolence de leur
vie. Cela ne découragea pas d’autres princes omeyyades, notamment al-Mughira,
un jeune homme d’une rare beauté et d’une intelligence exceptionnelle auquel
l’émir vouait une affection particulière. Les faveurs dont il était comblé
poussèrent l’écervelé à croire que son illustre parent, mécontent de ses fils,
le choisirait comme successeur. Il attendit, en vain, un geste en ce sens de
l’émir. Furieux de ne rien voir venir, il se lia avec deux hommes dont il
aurait dû se méfier, Hudhail, le fils d’al-Sumayl, l’ancien conseiller
d’al-Fihri, et Abu I-Aswad. Celui-ci avait vécu à Aix-la-Chapelle, partageant
la captivité de Thalaba Ibn Ubaid al-Djudhammi, après l’échec de l’expédition
contre l’Ishbaniyah. Après la mort de son compagnon, incapable de supporter les
rigueurs du froid, Abu I-Aswad fut envoyé croupir dans un cachot. Finalement,
moyennant le paiement d’une énorme rançon par ses enfants, il regagna Kurtuba
où Abd al-Rahman, ému par les souffrances qu’il avait endurées, fit mine de
croire que le malheureux avait été abusé par al-Arabi et lui accorda son
pardon. Durant quelques mois, Abu I-Aswad se montra à la cour et donna de
précieux conseils à son ancien ennemi, puis il disparut. Très vite des espions
apprirent à Abd al-Rahman que le traître avait gagné Tulaitula avec Hudhail et
al-Mughira et que ce dernier s’était proclamé émir. L’affaire se solda par un
fiasco total. Les habitants de l’ancienne capitale des rois wisigoths, ayant
gardé en mémoire la répression brutale de leurs précédentes révoltes,
refusèrent de les suivre. Quand les trois hommes se rendirent à la mosquée pour
la prière du vendredi, ils furent massacrés par la foule et leurs cadavres
traînés dans les rues avant d’être brûlés.
Abd al-Rahman mit à profit cette
crise pour régler définitivement le problème de sa succession. Il réunit dans
son palais les principaux chefs arabes et berbères ainsi que les représentants
des communautés juive et chrétienne. Ses trois fils à ses côtés, il déclara
d’une voix ferme, mais d’où perçait une certaine émotion :
— Je n’ai d’autre souci que
d’assurer le bonheur de mes sujets auxquels je dois d’avoir retrouvé un trône
après les terribles souffrances endurées par ma famille. J’aime l’Ishbaniyah et
tous les peuples qui la composent dont j’ai pu apprécier, en bien des
occasions, la fidélité et le dévouement. Des événements douloureux m’ont amené
à vous réunir et je les évoquerai franchement. Certains de mes proches ont
tenté de semer la discorde et le trouble dans le royaume. Le cœur empli
d’amertume, je dois l’avouer : quels parents que les miens ! Lorsque
je tentais de m’assurer un trône au péril de mes jours, je songeais autant à
eux qu’à moi-même. Ayant réussi dans mon projet, je les ai priés de venir ici
et leur ai fait partager mon opulence. Or ils ont tenté de m’arracher ce que
Dieu m’avait donné. J’ai tiré les leçons de ces faits. J’ai encore peut-être de
longues années à vivre, mais il se peut aussi que je meure avant la prochaine
lune. Mon sort est dans les mains d’Allah. Je ne souhaite pas que mes héritiers
se déchirent après mon départ et
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