Terra incognita
de poing, les pieds dans l’eau, sous les paris d’une vingtaine d’autres demeurés sur le sable, sans doute pour cette femme qui tentait de les séparer.
— La garce, elle les émoustille plus encore ! Et moi avec ! s’esclaffa Le Teigneux en portant la main à son entrejambe.
L’autre s’écrasa sur la cuisse de Mathieu occupé, comme Thomas Guil, à ramer.
— Tu vas pouvoir te dégorger, mon gaillard ! Voir sur pièces si tout est réparé !
Mathieu ne répondit pas.
Son œil venait d’accrocher deux garçonnets d’une dizaine d’années qui, à l’opposé de la friction, se battaient avec des épées de bois.
Laissant les deux hommes à leurs rires graveleux, il les regarda singer les grands, incapable de se rappeler pourquoi son cœur s’en transperçait.
49
C’est à l’approche de ses côtes que Mounia avait senti le besoin de retourner en Sardaigne. Peut-être parce que, à côté de Nycola occupé à pêcher, Khalil accoudé au bastingage fixait les contours de l’île. Ou à cause de la promesse faite autrefois aux gardiennes du nuraghe dans lequel il avait été conçu.
Quoi qu’il en soit, Mounia s’était rapprochée d’Elora qui, le nez au vent, suivait un songe intérieur, pour lui en parler.
— C’est une merveilleuse idée, avait acquiescé la jouvencelle.
Mais pas sans difficulté, avait pu en juger Mounia aux hurlements qui lui étaient parvenus de la cabine du capitaine, sitôt qu’Elora en avait franchi le seuil. Il n’était pas question que ce dernier les dépose sur l’île. Il refusait même de s’en approcher. D’une part, ce n’était pas sa route et, d’autre part, il fallait être fou pour braver les pirates qui y séjournaient.
Mounia était prête à renoncer lorsque le silence avait repris ses droits sur le petit navire marchand qui les avait cueillis à Alexandrie.
Elora était revenue, un sourire aux lèvres.
— La mer est d’huile et la côte est en vue. Nous y serons à la nuit… J’ai acheté son canot, nous n’aurons qu’à ramer, avait-elle ajouté devant son air ahuri.
En toute hâte, tandis que l’homme, bougon, faisait descendre l’embarcation, ils avaient tous quatre rassemblé leurs affaires. Le capitaine avait encore tenté de les dissuader, puis, devant leurs mines décidées, les avait laissés s’éloigner avec assez de nourriture et d’eau pour tenir quelques jours.
Il ne leur en avait pas fallu plus de trois d’un voyage sans histoires au milieu des terres pour rallier le village de Goni, au dos des mules qu’ils avaient échangées contre l’embarcation.
Ce 29 juin, à la tombée du jour, passés l’allée de menhirs, le nuraghe et le raidillon, lorsque la porte de la pinnettu s’ouvrit sur Catarina et Lina 11 , Mounia leur tomba dans les bras.
*
Les retrouvailles autour d’un repas rehaussé des provisions qu’ils avaient achetées en route furent telles que Mounia les avait imaginées. Chaleureuses et simples. Bercées de gestes de tendresse. D’instants vrais.
Le vin coula.
Les souvenirs heureux aussi au milieu des rires.
Puis vint le temps des confidences.
Tandis que Mounia croupissait dans sa geôle, les deux cousines avaient continué d’élever les enfants de Lina. Un seul leur avait manqué. Mordu par une vipère, il était mort en quelques heures sans qu’aucune parvienne à le sauver. Elles avaient fait leur deuil, continué. La petite fortune qu’elles avaient économisée avait permis de bien marier les deux aînés. Quant au cadet, il serait bientôt en âge et y songeait. Pour l’heure, il s’était fait gardien de chèvres.
Si bien que, malgré le malheur qui les avait frappées, les deux femmes étaient restées égales à elles-mêmes. Elles passaient des journées paisibles, l’une à tresser ses paniers, l’autre à confectionner des petits bijoux, qu’elles vendaient, comme hier, sur les marchés.
À croire, songea Mounia, que le temps s’était arrêté.
Lorsqu’elle s’endormit en serrant la main de son fils, dans cet endroit si exigu qu’ils étaient accolés les uns aux autres, elle se sentit bien.
Parce que, d’une certaine manière, elle le devinait, la boucle du temps venait de se refermer.
*
Le lendemain matin, un ciel d’un bleu pur tenait l’endroit. Mounia se le réappropria sur le seuil de la pinnettu. Le nuraghe en contrebas de la butte empierrée, les roches saillantes au milieu d’une herbe rare que les bêtes se partageaient.
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