Terra incognita
Quelques oliviers centenaires. Le maquis, à proximité.
— Viens, lui dit Lina en l’entraînant par la main, tu m’aideras à traire les chèvres.
Elles dévalèrent la butte en riant. Au milieu du troupeau, elles parlèrent encore, de tout, de rien, amusées autant l’une que l’autre de la maladresse de Mounia que renforçait l’échappée des bêtes.
Lorsqu’elles remontèrent, Elora avait achevé de garnir la table dressée par Nycola sur la petite terrasse en surplomb. À un bout soigneusement fariné du plateau de bois, Catarina travaillait la pâte à galette tandis que, bon élève, Khalil secouait au-dessus ses doigts mouillés.
Mounia déposa son broc à quelques pouces d’eux.
— Heureusement que vous ne comptiez pas sur moi pour le lait. J’ai perdu la main !
Décoiffée par le vent chaud, les joues rosies par l’effort et l’œil pétillant, elle était si rayonnante qu’aucun d’eux ne songea à s’en moquer.
Tout au contraire.
Nycola la trouva belle à croquer ; Khalil, bien loin de la femme de ses cauchemars ; Elora, débarrassée des ombres que Marthe avait voulu lui implanter ; et les deux femmes, semblable à celle qu’elles avaient connue par le passé.
Ils s’attablèrent avec appétit et, une fois les tâches ménagères expédiées, une bonne partie de la journée s’écoula à farnienter.
*
Au mitan de l’après-midi, ils descendirent au nuraghe. Circulaire, posé au milieu de la plaine, le sanctuaire gardait de sa prestance malgré l’érosion des ans. Mounia l’avait vu auréolé d’apparitions fantomatiques, puis s’éteindre après qu’elle et Enguerrand s’étaient aimés.
— Après toi, mon fils, dit-elle, troublée devant sa porte.
Khalil avança d’un pas. Le deuxième lui coûta. Il ne put aller plus loin que le troisième. Il se retourna, mal à l’aise.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ? s’étonna Mounia.
Il refusa d’en dire davantage et s’en fut s’asseoir sur un rocher, tout à côté.
— Laissons-le. Les Anciens ont décidé. Personne ne doit franchir le portique avant lui. Même moi je n’y suis jamais retournée, déclara gravement Catarina.
Avec cette poigne qui l’avait toujours caractérisée, elle les rabattit vers la pinnettu, laissant Khalil à ses pensées, face à la tour de pierre.
Le jour déclina qu’il n’était toujours pas remonté.
*
Contre l’avis de la vieille gardienne de chèvres, et malgré une fin d’après-midi passée gaiement à rouler des gnocchis, Mounia sortit de la cabane à la nuit tombée, décidée à le récupérer pour dîner.
Elle changea d’idée devant la porte, foudroyée d’une émotion vive face aux étranges lueurs qui émanaient du nuraghe. Elle frissonna sous l’air froid qui lentement gagnait la contrée.
Catarina, qui avait prévu leur apparition dans le regard de Khalil, passa le seuil à son tour, un châle à la main. Elle le lui déposa sur les épaules, y attarda ses mains noueuses.
— Les Géants sont de retour, ma fille. J’ai toujours su qu’il les ramènerait, affirma la Sarde.
Comme autrefois, Mounia se serra contre elle, retrouvant avec son parfum de bruyère d’autres nuits qui les avaient liées.
— J’entends leur chant. Il est majestueux, s’émut-elle.
— Un chant d’amour et de paix, renchérit Elora, ramenée de même à ses côtés.
Elles échangèrent un regard complice.
— Tu savais, n’est-ce pas ? Sur le navire, déjà ?
Elora hocha la tête.
— Une intuition seulement.
Lina et Nycola apparurent à leur tour. La lumière grandissait autour du nuraghe, emplissait l’espace de ses vapeurs mouvantes.
Catarina se détacha de Mounia pour gagner l’assise d’un rocher.
— C’est entre lui et eux, maintenant. Il faut attendre. C’est sans danger, décréta-t-elle en s’installant.
Alors, d’un même geste, tous s’assirent sur l’éboulis de rocaille, face à la nuit, pour regarder les âmes danser dans un ciel devenu d’encre.
Elles ne se diluèrent qu’au petit jour, les laissant émerveillés.
— Allons, décréta Lina en se redressant, moulue, je n’ai plus l’âge de me coucher quand il faut d’ordinaire se lever.
Moins d’un quart d’heure plus tard, l’esprit en paix, tous dormaient.
50
Khalil reparut dans l’ombre du nuraghe sur le coup des dix heures et leur adressa un signe de la main en les voyant installés devant le pas de la porte. Il prit le temps de s’étirer,
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