Terra incognita

enfermées.
    Canalisant l’angoisse qui les saisit, Enguerrand intervint :
    — Tu crains que Marthe ne les ait libérées ?
    — C’est possible, en effet, pour se protéger. Présine, en chemin, vous les décrira. De ce que j’en sais, aucune n’est invincible et mon père a déjà dû embarquer sur le navire tout le nécessaire pour les anéantir. La nuit porte conseil. Prenez-le. Et si demain, à l’aube, certains d’entre vous ont changé d’idée, personne ne songera à le leur reprocher. Une dernière chose, pourtant. Quoi qu’il advienne, quoi que je fasse, je vous demande de garder confiance et foi en moi, en le pouvoir des trois. Il nous vient de la lignée primordiale, par des chemins différents, mais le fait est là. Dans quelques mois nous dépasserons d’une tête au moins le plus grand de cette table et notre puissance sera à son apogée, même la tienne, Constantin, que tu ne soupçonnes pas.
    De nouveau Présine sembla perturbée.
    — Au-delà des ténèbres, je vous l’assure, renaîtra la lumière. La plus belle qui soit.
    — La plus belle qui soit, répéta Présine en la couvrant de tendresse, sans plus douter qu’elle avait compris, tout compris et admis. Même l’impardonnable.
    Elles se sourirent par-delà la table.
    — Dans ce cas, que cette dernière journée soit inoubliable à notre communauté, déclara Enguerrand en levant son verre.
    — Oui, qu’elle le soit, ponctua Hélène, les yeux humides, en serrant le bras de Constantin près d’elle.
     
    Elle le fut, sans le moindre doute.
     
    Le lendemain, soit le 7 août de cette année 1495, après de longues embrassades et laissant Hélène et ses filles aux bons soins de Jacques de Montbel, ils prirent tous la route des Saintes-Maries-de-la-Mer par la vallée de l’Isère, puis du Rhône, dans le pas des Bohémiens qui tenaient à embrasser Nycola une dernière fois.
    *
    Deux semaines plus tard, au pas tranquille des bêtes, ils atteignaient le port et Algonde sentait battre son cœur au rythme des vaguelettes qui caressaient les berges.
    — C’est ce navire, là-bas, indiqua Elora en indiquant la caravelle au mouillage, malgré le brouillard de mer qui l’effaçait parfois.
    — Vous et moi. Juste vous et moi, réclama Algonde, la gorge nouée.
    Petit Pierre, rabattu dans leurs jambes, lui prit la main.
    — Non, Algonde. Seulement toi… Lui et toi. Après on viendra.
    Déjà, Celma avait hélé un marin. Sa barque se rangeait contre le ponton.
    — Ici, Algonde…, l’appela la devineresse.
    Avant que de la rejoindre, elle tourna la tête vers les autres. Ils s’étaient éparpillés sur les rochers, le sable ou près des roulottes. Mais tous, encourageants, complices, la fixaient avec une joie simple.
    Petit Pierre l’entraîna. Puis la main du matelot pour l’aider à descendre dans l’embarcation.
    Algonde s’y installa à l’avant.
    Lors, cessant enfin d’appréhender ce moment, elle ne vit plus que cette brume qui peu à peu avalait le ciel et l’eau.
    La barque glissa dans le bruit des rames, droit vers le navire tantôt bien réel, tantôt masqué.
    Lorsqu’il fut proche, elle se leva et ouvrit ses mains pour caresser les écharpes humides, les écarter de ses doigts. Comme dans sa prémonition.
    Quelques brasses encore.
    Il lui apparut, dans l’encadrement du bastingage, juste au-dessus de l’échelle de corde, sans qu’elle s’étonne de ses cheveux blanchis. Cette scène, elle l’avait vécue cent fois.
    Elle sourit. Lui aussi.
    La barque buta par le travers contre la coque. Le matelot l’y immobilisa.
    Mathieu se pencha, plongea sa main dans le vide, au-dessus d’elle. Sans le quitter des yeux, elle enfila son pied dans un barreau. Leurs doigts s’entremêlèrent. Elle se sentit relevée à bout de bras.
    Elle atterrit sur le pont avec la sensation d’être devenue aussi légère pour lui qu’un oiseau.
    Un tout petit oiseau.
    Une bécaroïlle.
    Que, sans plus attendre, Mathieu enleva par le travers dans ses bras.
    Pour la soustraire aux yeux de tous.
    Et l’aimer.
    L’aimer comme si c’était la première fois.

68
     
    Dès la naissance d’Elora, Marthe avait compris que les pouvoirs de cette dernière seraient immenses. À défaut de la détruire, elle avait décidé de la pervertir. Non pas de tuer sa lumière, mais de la transformer. Elle avait agi en ce sens alors qu’Elora baignait encore dans le ventre de sa mère, en faisant ingurgiter à Algonde une