Terra incognita
pareillement rejeté avec violence contre un des mâts. Il y était resté assommé, de longues minutes, avant de se traîner à couvert.
Aucun d’eux n’intéressait la bête. Et Présine voyait arriver le moment où, malgré toutes leurs précautions et la communauté des adultes érigée dans la cale en rempart, le monstre ferait voler en éclats les lames de bois et parviendrait à son but. Emporter un des enfants.
Se tordant les mains d’angoisse, elle se mit à prier pour qu’Elora réussisse, dans cette tour qu’elle surveillait de loin par la fenêtre.
Parce qu’elle le savait sans rien pouvoir en dire.
Leur seul espoir viendrait de là.
*
Pendant quelques secondes, entraînant Elora sur le sol dans ce contact charnel dont les Harpies devaient se nourrir, Marthe sentit renaître en elle des fragrances oubliées, des émotions, comme si l’âme de la jouvencelle s’installait en la sienne. Et puis, soudain, Elora la bascula pour se coucher sur elle, les yeux froids. Sa lumière pervertie les gagna, toutes deux, emplissant Marthe d’un plaisir morbide. Elora se redressa à demi, eut un rictus cruel, avant d’abattre son poing sur le cœur de la Harpie. Marthe se cabra, les yeux exorbités de souffrance, à l’endroit où l’aiguille du bijou de Merlin venait de pénétrer sa chair. Elle battit l’air de ses bras, le cherchant désespérément, Elora assise sur son ventre.
Finit par le retrouver dans la douleur.
Hurla.
À en vriller les murs de la tour, puis du castel tout entier, libérant dans ce cri toute sa puissance maléfique.
*
Lorsqu’il retentit, Khalil vérifiait pour la dixième fois que la porte de leur cachot était bien barrée de l’intérieur. Les épaules courbées pour se garder du plafond bas, il se renfonça dans l’ombre et s’assit sur la roche, auprès de Constantin, de Mounia, et d’un squelette oublié là.
À l’étage encore au-dessous se trouvaient les créatures, leur avait dit l’Égyptienne en les mettant à couvert dans ce trou, dans le premier sous-sol, où elle avait déjà dissimulé la table et les flacons pyramides.
Ils retinrent leur souffle. Les entendirent passer devant la porte, certaines s’arrêter pour renifler contre le bois, d’autres pousser le battant, puis, le voyant résister, reprendre leur progression vers le dernier étage de la tour.
Comme dans ce que Khalil savait, désormais, être une prémonition.
*
Elora les vit entrer, chacune leur tour, ignobles d’allures, mi-hommes, mi-bêtes, se mettre en cercle autour de ce corps qui se tordait sous elle, roulant des yeux fous et vengeurs. Elle savait qu’elles ne l’attaqueraient pas.
Elle était devenue une des leurs.
Aucune pitié. Aucun sentiment. Elora ne ressentait rien sinon une jubilation inconnue face à la souffrance de Marthe et le besoin de la mener à terme.
Lorsque toutes les créatures furent là, elle se jeta d’un coup sur l’autre côté, effilé, de l’aiguille, la laissant pénétrer sa poitrine.
Alors la lumière jaillit.
D’encre.
D’une puissance telle qu’elle rasa les murs et le toit, emportant les créatures, Marthe et elle comprises, dans une mort foudroyante.
*
Présine s’alarma en voyant une nuée d’oiseaux quitter la côte et les nuages se ramasser au-dessus de la tour. Elle se précipita à la fenêtre, découvrit le donjon étêté. Elle n’eut pas le temps de se réjouir que Celma poussait un cri d’angoisse.
Une des planches venait de voler, et la Harpie fourrageait d’une patte griffue dans la cale, faisant hurler d’effroi les enfants.
Quelques minutes encore, et, malgré les coups d’épée des adultes, elle arriverait à ses fins.
Combien de temps faudrait-il au pouvoir des trois ? se demanda Présine, tandis que, n’écoutant que son courage, le baron se précipitait au combat.
*
Khalil ôta la barre qui les avait si efficacement protégés.
— Maintenant, dit-il.
Constantin et Mounia se jetèrent à sa suite dans l’escalier encombré de gravats et de charpie sanguinolente. Parvenus au dernier étage, rattrapés par la bourrasque glaciale qui leur arracha leur chapel, ils trouvèrent les portes béantes, à moitié dégondées.
Par-delà, la pièce était à ciel ouvert sous l’œil de bronze de l’orage.
Les deux garçons abandonnèrent Mounia sur le seuil et se précipitèrent vers ces deux corps à terre, empilés l’un sur l’autre, couverts de poussière et de sang, sur lesquels les
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