Terra incognita

premières gouttes de pluie, épaisses, s’écrasaient déjà.
    Sans attendre, mus par le même instinct, ils s’agenouillèrent chacun d’un côté et recouvrirent de leurs mains à plat le dos d’Elora.
    Lorsque l’éclair les foudroya, attiré par la tige du cristal des Hautes Terres que Merlin avait conçu pour cela, ils le sentirent révéler en chacun d’eux un pouvoir immense.
    De vie et d’amour.
    Le pouvoir des trois.
    *
    Sur le navire, Jacques de Sassenage s’était précipité sur le dos de la Harpie qui le dominait d’une bonne toise. S’accrochant aux plumes, puis à la chevelure filasse pour grimper jusqu’au sommet du crâne, il tenta de lui crever les yeux. Il ne réussit qu’à être projeté au sol. Qu’importe, il revint à la charge, en hurlant, assez pour l’arracher à sa quête et la forcer à se retourner vers lui, furieuse.
    — Renforcez le passage ! gueula-t-il vers la cale.
    Le premier coup de marteau cogna qu’il n’avait pas fini sa phrase.
    Il évita un coup de patte en bondissant par côté, puis un autre en s’accroupissant, feinta d’un mouvement circulaire et réussit à passer sous l’aile pour crever le poitrail de son épée. Il ne blessa pas davantage la Harpie qu’avec ses flèches. Qu’importe. Il l’avait compris. Contre ce monstre il ne vaincrait pas. Il voulait juste gagner du temps. Il recommença. Piqua. Piqua. Piqua.
    Mathieu, venu en renfort, s’était agrippé sous la Harpie par son crochet et essayait, les pieds dans le vide, d’entamer les tendons des serres avec son braquemart, sans plus de résultat. Sitôt cisaillés, ils se reconstituaient.
    La bête, mi-oiseau, mi-femme, finit par comprendre. Elle devait se débarrasser d’eux si elle voulait sa proie.
    Alors elle s’enragea.
    Au moment où la griffe emporta la joue de Jacques de Sassenage, faisant hurler Celma d’effroi, une lumière aveuglante irradia l’azur depuis la tour.
    La Harpie recula sous son éclat, s’immobilisa, comme frappée de surprise, hésita quelques secondes puis, laissant au sol le baron défiguré, et Mathieu, cisaillé sur l’avant-bras, elle s’envola avec le crochet qu’il lui abandonna.
    *
    Lorsque la lumière bleue retomba, Constantin et Khalil se redressèrent puis s’écartèrent de quelques pas. L’azur avait été purgé au-dessus de leurs têtes et le vent s’était tu. Seul un rayon de soleil caressait le dos d’Elora.
    Elle demeura quelques secondes encore immobile, à écouter battre un autre cœur que le sien, puis prit appui sur ses mains à plat pour dégager la silhouette qu’elle écrasait de son poids. La fine parcelle de cristal qui les reliait encore l’une à l’autre se brisa, achevant, comme l’aiguille restée en elles, de fondre en un pétale de lumière.
    Malgré leur saisissement, Constantin et Khalil se précipitèrent pour aider Elora à se remettre debout tandis que Plantine se reculait dans un mouvement souple. Puis, s’envolant aussi délicatement qu’un oiseau, sa main voila l’arrondi parfait de ses seins des longues mèches dorées de sa chevelure.
    Davantage pourtant que cette beauté éblouissante qui avait remplacé la laideur austère de Marthe, ce furent les yeux d’un mauve pailleté d’or, emplis de reconnaissance et de bonté, qui les éblouirent tous, y compris Elora.
    — Merci, dit Plantine d’une voix cristalline. Merci d’avoir compris ce que Marthe n’entendit pas, trop sûre d’avoir pris totalement possession de moi et de contrôler jusqu’au moindre de mes pas.
    Elora lui sourit en retour.
    — Ce n’est pas à moi ou à nous que tu le dois, mais à ta mère qui voulut mon avènement pour vous sauver, Apophis et toi.
    Le visage de Plantine se troubla. Elora ne lui laissa pas le temps du doute. Elle devait les lever tous. Maintenant. Tant qu’agissait encore le pouvoir des trois, pour qu’aucune parcelle de noirceur ne puisse subsister.
    — Au moment où Présine voulut annuler sa malédiction sur vous trois, Mélior était morte et toi, tombée sous un joug plus redoutable. Si elle l’avait fait, c’est Marthe et non toi qui aurait survécu. C’est pour cette raison que Présine t’envoya Mélusine. Contrairement à ce que Marthe a voulu que tu imagines, ta sœur a essayé de te sauver, Plantine, par le même moyen que moi. C’était la Harpie ta véritable, ta seule ennemie, pas ta mère qui n’attendait que le moment de ta délivrance pour se racheter de son indifférence