Terra incognita
blêmit sous son teint hâlé, pour autant ses doigts continuèrent de presser la cisaille.
— Une bien triste histoire, en vérité. Un des eunuques du palais a enlevé l’enfant qu’elle venait de mettre au monde pour le donner aux fauves. Lors, du jour au lendemain on a cessé de la voir. Certains prétendent qu’elle s’est donné la mort, d’autres qu’elle a sombré dans la folie, mais en vérité personne ne sait. À part la Khanoum qui l’avait prise en affection. Quoi qu’il en soit, le sultan n’a plus jamais été le même.
L’eunuque revenait. Apercevant Nycola qui repassait la porte, Elora remercia le jardinier puis emporta vitement ses pétales dans sa main ouverte. À eux seuls, ils justifiaient son attardement auprès de lui.
Arc-bouté en arrière pour mieux tirer sur la longe de la mule, Khalil peinait à l’extirper de son asile d’ombre. Il avait besoin d’aide. Elora arracha une épine à un des rosiers puis sortit du dédale. Nycola n’était plus qu’à quelques pas lorsqu’elle se présenta au cul de la bête aussi récalcitrante que criarde.
— Gare à toi, avertit-elle Khalil qui redonna du mou.
L’aiguille produisit l’effet escompté. La mule se rua en avant et sortit du carré de palmiers, pour aussitôt se calmer sous la caresse de Khalil.
— Alors ? demanda-t-il, une pointe d’angoisse dans la voix, dès qu’Elora l’eut rejoint.
Elle attendit que Nycola fût près d’eux pour répondre, navrée.
— Rien de plus que ce que nous savons. À moins d’utiliser mes pouvoirs et de révéler ma présence à Marthe, seule la Khanoum pourrait me renseigner. Et je ne vois sincèrement pas comment la rencontrer.
Nycola secoua sa belle tête aux longs cheveux poivrés.
— Je crains que rien ne soit aussi facile que nous l’espérions. Le sultan est de méchante humeur. Il m’a signé ma recommandation par égard pour mon défunt père dont il avait apprécié la rencontre, mais ne m’a pas accordé plus de temps. Ses préoccupations le minent.
Un mouvement près de la porte de la Félicité. Nycola se retourna vers elle. Deux cavaliers, richement vêtus sur des montures d’un noir de jais, venaient de la passer.
— Tenez. Le voici qui s’en vient, le front soucieux, accompagné du grand vizir. Mieux vaut ne pas se trouver sur leur chemin.
— Trop tard, s’inquiéta Khalil.
De fait, changeant de trajectoire, le sultan s’avançait vers eux au pas noble de son cheval, les yeux rivés sur Elora. Les traits marqués de stupeur et de ravissement, il s’immobilisa à leur hauteur.
— Je te salue, grand sultan, et te remercie encore de ton infinie générosité, s’inclina Nycola à l’exemple des deux jouvenceaux.
— Est-ce ta fille ? demanda Bayezid.
— Elle l’est, en effet.
Le sultan sauta à bas de sa monture, au désappointement du grand vizir qui le suivait. Elora le laissa venir à elle, puis, dans un geste gracieux, ouvrit ses mains pour lui tendre les pétales multicolores. Bayezid lui referma les doigts avant de les porter à ses lèvres.
— Ils sont aussi délicats que tu l’es, mon enfant. Garde-les.
Il se détourna d’elle à regret. Il ignora Khalil qui avait blêmi de son intérêt pour s’adresser à Nycola.
— Une telle fleur ferait honneur à mon jardin, comte. Songes-y avant de quitter la ville. Tu aurais tout à y gagner.
Nycola s’inclina, content de n’avoir pas à se prononcer. Lorsqu’ils reprirent leur route en silence pour quitter le palais, Khalil, jaloux, boudait et Elora souriait.
Bayezid, remonté en selle, s’était retourné trois fois pour la dévisager. Elle n’aurait aucun mal à présent à obtenir ce qu’elle voulait.
9
Hélène repoussa la robe de mariée que Luirieux lui avait fait rapporter de Bressieux. Même en se tortillant, elle n’y pourrait entrer. Et moins encore dans deux mois. En quelques jours, son ventre s’était mis à pousser de l’avant, bien plus que lors de sa première grossesse. Était-ce le fruit de son acceptation qui avait nourri l’enfant qu’elle portait, ou la bonne chère qu’on lui donnait, elle n’aurait su le dire. Quoi qu’il en soit, non seulement il lui aurait été impossible de le cacher encore, mais elle ignorait quel serait son tour de taille au moment de son hyménée. Elle se laissa retomber sur sa couche, assise face à la croisée, la main sur le tissu soyeux, abîmé par les années.
Hugues de Luirieux allait devoir
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