Terra incognita
convoquer une couturière. Hélène se doutait qu’il tordrait du nez. Non qu’il fût pingre. Du reste, elle paierait de ses propres deniers. Mais les femmes parlent. Et, pour l’heure, personne ne savait encore qu’elle était de retour en Dauphiné.
La délivrer… Qui y songerait ? La plupart des seigneurs en âge de s’y risquer étaient à la guerre auprès du roi Charles. Ses frères, son père aussi. Le temps que ce dernier reçoive sa lettre et apprenne par elle les intentions du prévôt, Hélène serait épousée. Luirieux avait tout calculé. À moins d’un grain de sable. Avant longtemps, il se trouverait bien quelqu’un à Sassenage pour s’inquiéter auprès de Sidonie de ne pas la voir arriver. Si une couturière racontait où elle se trouvait en réalité…
Hélène s’amusa de cette idée. Sidonie. Oui. Sidonie était tout à fait capable d’employer des mercenaires et de faire donner l’assaut à cette minable forteresse.
Elle soupira. Encore fallait-il convaincre Luirieux de ne pas attendre le dernier moment pour la confection.
Un bâillement la rejeta en arrière. Elle s’étira. Les journées étaient interminables dans cette prison. On lui avait porté de la lecture, de la laine et des aiguilles à crocheter, mais elle n’avait le goût de rien. Toutes ses pensées allaient à Djem. Les yeux fermés, elle le revoyait sur son lit de mort. Ouverts, elle songeait à sa captivité à Bourganeuf, dans une tour guère plus grande que celle-ci. Ce que le prince avait supporté dix-sept années durant, ne le pouvait-elle endurer deux mois ? Comme lui alors, elle devait se contenter de souvenirs, d’espoirs avortés. Elle se leva. Marcher. Elle devait marcher pour que ses jambes ne gonflent pas trop. Cela faisait deux semaines qu’elle se trouvait là et elle avait déjà usé le tapis qui recouvrait le plancher. Elle s’arrêta devant la fenêtre. Si encore elle avait pu l’ouvrir, mais Luirieux craignait qu’elle ne se jette dans le vide. À cette heure, les deux jouvenceaux jouaient dans la cour avec leur chiot. Le garçon surtout. Hélène apercevait parfois leur mère, chargée d’un baquet à vider ou d’un panier. À plusieurs reprises aussi, elle avait vu Mathieu. Une seule fois, il avait levé les yeux vers elle. D’un geste de la main, elle l’avait invité à la rejoindre. Il avait tourné les talons. Il ne viendrait pas.
Elle s’était résignée.
Chaque jour un peu plus elle se résignait.
Son seul réconfort lui venait de Constantin. Luirieux lui avait promis de la rendre à Sassenage sitôt leurs épousailles. Hélène se raccrochait à cela pour ne pas sombrer dans une mélancolie morbide. De là-bas, elle pourrait gagner la Rochette en toute discrétion, descendre dans le souterrain comme le lui avait indiqué Elora et enfin serrer son fils dans ses bras. Avec lui, elle passerait des heures à distraire Algonde. Jusqu’à ce qu’Elora les rejoigne après avoir enfin convaincu Mathieu. Tout s’arrangerait. La malédiction cesserait. Le bonheur reviendrait. À défaut de vivre la vie qu’elle souhaitait, Hélène pourrait rendre à Algonde celle qu’elle lui avait volée.
— Où vas-tu, maman ?
— Dans la tour.
— Mais Mathieu…
— Je me moque de ce qu’a dit Mathieu.
Le cœur d’Hélène se pinça. Ce dialogue qu’elle venait de suivre, l’esprit ailleurs, la ramena à sa geôle. En bas, la femme sortit de son champ de vision, ne laissant à Hélène que le regard médusé des jouvenceaux derrière les vitres légèrement teintées. Elle quitta la croisée pour se rapprocher de la porte, le cœur battant. La compagne de Mathieu. La compagne de Mathieu venait la visiter. Hélène allait enfin pouvoir se soulager de la vérité.
*
Sa décision, Celma l’avait prise en voyant arriver la robe d’épousailles. Une colère vive l’avait emportée devant ce tissu rouge mité par endroits. Que l’on se moquât du prévôt l’indifférait, mais elle avait acquis trop de respect pour Hélène, trop d’affection aussi par les yeux d’Algonde pour la laisser se couvrir de ridicule.
Briseur la laissa passer. Comme La Malice ou les enfants, il était attristé du sort que Luirieux réservait à Hélène, mais n’y pouvait rien dire ou faire avant les épousailles. Petit Pierre en aurait probablement perdu la vie. Chacun d’eux était semblablement prisonnier de l’attente, se retenant comme Celma de révéler la vérité à Mathieu
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