Terra incognita
puisse posséder.
Dans le silence retombé, il fixa le rai lumineux dans lequel des paillettes de poussière en suspension semblaient danser. L’affection qu’Algonde lui avait offerte n’avait jamais tenu Hélène à l’écart. Mais c’était auprès d’Algonde qu’il avait grandi, c’était Algonde qui l’avait bercé. Alors, pour bien lui faire comprendre que rien ne lui manquait, Constantin transgressa la règle. Une règle imposée depuis qu’il avait su parler.
— Je sais, maman… Je sais, dit-il, aussi simplement qu’on dépose un baiser.
8
Elora leva les yeux vers la haute muraille qui fermait le palais de Topkapi, l’isolant du reste d’Istanbul. Dominant la Corne d’or, le Bosphore et la mer de Marmara, il grouillait d’une vie propre qui, jusque-là, leur avait été interdite.
Près d’elle, Khalil, nerveux, était juché sur un âne grincheux que le noble Nycola tirait au milieu des silhouettes bigarrées.
Contrairement à sa nature, Elora aussi était angoissée.
La première fois qu’elle avait perçu Marthe, c’était peu de temps après avoir sauvé Khalil à Rome. Une pointe de noirceur dans la pureté de son âme. Si Elora l’avait balayée, elle n’en avait pas moins compris que Marthe les surveillait. Qu’elle avait ouvert une brèche dans sa carapace défensive et qu’elle se servait d’elle pour les espionner, tous. Probablement depuis sa naissance. Ce qui signifiait qu’au travers de ses yeux à elle, Marthe avait regardé grandir Constantin, s’ébattre Algonde, se tourmenter Mathieu, faisant planer sur eux sa menace impalpable. Pourquoi n’était-elle pas intervenue ? Mystère.
Mais le jour où Elora avait entendu la voix de Marthe ricaner dans sa tête que, quoi qu’elle tente, elle ne lui échapperait pas, elle avait coupé tout contact avec les siens. Tuant par là la source par laquelle Marthe s’immisçait en elle. Djem s’était éteint et elle s’était hâtée vers Istanbul dans l’espoir de la précéder là-bas.
De sauver Mounia.
L’Égyptienne était primordiale pour Marthe. Car outre le fait qu’elle était en possession d’un deuxième flacon pyramide, elle connaissait chacun des tracés de la table de cristal des Anciens. Selon Enguerrand, après avoir dérobé celle-ci dans les Hautes Terres pour se venger d’un affront du conseil des Anciens, Morlat, un des leurs, s’était embarqué sur un navire commandé par l’aïeul de Mounia. Une tempête avait englouti le bateau, l’équipage, le traître et les objets. Seul l’ancêtre de Mounia avait survécu et commencé une longue quête, après avoir recopié soigneusement la table.
Dès lors, qui mieux que Mounia pouvait guider Marthe vers les Hautes Terres ? Si bonne et généreuse qu’ait pu être l’Égyptienne, elle croyait avoir tout perdu. Son fils, son époux. Marthe n’aurait pas de difficulté à aiguiser sa vengeance, à la lier à elle. Elora connaissait ses manières, Algonde les lui avait bien assez souvent décrites.
Mounia était perdue d’avance. Sauf…
Sauf si Khalil se jetait dans ses bras.
*
Voilà pourquoi, en cette fin d’avril 1495, Elora avait la gorge nouée. Une audience de Bayezid venait enfin de leur être accordée. Tandis que Nycola tenterait d’arracher une lettre de recommandation au sultan, Khalil et elle glaneraient des informations.
Face à eux s’imposa enfin la porte Bâb-i Humayun, avec sa voûte en ogive et son portail en marbre blanc et noir. Ouverte à tous, la première cour bruissait autant du froissement des tissus et des bottes sur le sol que des conversations. S’y croisaient musulmans et chrétiens, les uns empressés vers l’hôtel de la monnaie, les autres vers l’église Sainte-Irène.
Les trois « Bohémiens » avancèrent au pas lent de la mule. Ils contournèrent une charrette emplie de sacs de farine que deux hommes déchargeaient devant les boulangeries, la voix haute et rieuse, puis longèrent les réserves de bois pour gagner la porte du milieu qu’on leur avait indiquée. Nycola se planta devant un des gardes qui, sabre à la ceinture, en protégeaient l’accès et présenta son sauf-conduit.
L’homme s’attarda davantage à dévisager Elora qu’à inspecter le document, avant de les inviter à passer le portique massif orné d’arabesques colorées.
Une atmosphère différente régnait dans cette cour intérieure, fermée à droite par les cuisines, dont le toit était hérissé d’une
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