Terra incognita
avait offerte avec plaisir. Pour sceller leur rencontre et leur amitié.
Absorbé par le travail du ciseau qui glissait sur le bois, il attendit qu’Algonde eût traversé la salle souterraine pour lever les yeux de son ébauche.
— Partis ? demanda-t-il comme elle se plantait devant lui au milieu de cet affleurement de roche qui dénivelait le sol.
— Il y a quelques minutes, répondit-elle dans un sourire en soulevant ses jupons pour ne pas s’y entraver.
Elle escalada le monticule pierreux en prenant garde de ne pas se mouiller et vint s’asseoir à ses côtés, en surplomb du lac.
Constantin se décala pour lui donner plus d’espace. Elle s’en attendrit.
— De jour en jour tes manières s’affinent. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré seigneur plus courtois, prince plus attentif et attentionné… À l’exception de ton père. Tu lui ressembles infiniment, en vérité.
Constantin éclata d’un rire clair qui résonna sous la voûte hautaine.
— Heureusement que cette fourrure le cache bien, sans quoi il me faudrait craindre les Hospitaliers en plus de Marthe !
Algonde se troubla. Avec quelle désinvolture se moquait-il de lui-même, de cette pilosité animale que rien n’enrayait ! Jamais de reproche, de rancœur, de révolte. Constantin devait être, à sa connaissance, la seule personne en ce monde qui s’aimait telle qu’elle était. Elle répugna à le blesser.
— Il est mort, mon enfant. Ton père s’en est allé.
Le rire cessa. Net. Constantin immobilisa ses grands yeux d’azur. Les mêmes que ceux de Djem. Une seconde, Algonde fut fauchée par la similitude de leur existence à tous deux. Exilés pareillement, condamnés au secret.
— Les Borgia ?
Elle hocha la tête. Même dans la plus grande des difficultés, tout était toujours simple avec lui. Son esprit d’analyse évitait les grands discours ; sa sagesse, les débordements. Il n’était rien en lui qui ne forçât le respect.
Il se détourna d’elle pour fixer la sculpture, la fit tourner délicatement entre ses doigts agiles.
— Je me doutais qu’ils ne le laisseraient pas quitter l’Italie. Il était trop important pour eux. Stratégiquement. Et puis, c’eût été un affront à Bayezid. Le pape ne pouvait se le permettre.
Algonde ne sut que répondre à cet argument. Elle l’avait repoussé en son temps, préférant croire au bonheur d’Hélène. À leur bonheur partagé.
— Comment va ma mère ? demanda Constantin, ralliant son idée.
— Elle nous revient. Le ventre gros.
Le visage de Constantin s’éclaira.
— Un frère…
— Ou une sœur.
Il reprit son ciseau à bois, rajusta, de la pointe, un nouveau repli de la fourrure du renard.
— C’est bien. Pour elle.
— Pour toi aussi, non ?
Il suspendit son geste.
— Dans l’idée, oui. Mais seulement dans l’idée. Tu sais comme moi que je ne suis pas appelé à rester près d’elle. Près d’eux.
Algonde redressa légèrement son pied que l’humidité de la pierre avait fait glisser vers l’onde. Elle enroula ses bras autour de ses genoux remontés sur sa poitrine, cala son menton sur ces derniers. Au milieu du lac souterrain, fidèle, un rai de lumière tombé du plafond éclaircissait les eaux couleur d’émeraude. Nombre de fois, Algonde s’y était immobilisée, buste tendu vers sa caresse dans l’attente de la voix d’Elora, des images d’Elora. Et d’Hélène.
— Elle voudra te rencontrer, dit-elle, reprise par le manque de sa fille. Elle en aura besoin.
— C’est inévitable, en effet, lui concéda Constantin. Mais il ne faut pas qu’elle s’attache à moi.
Algonde soupira.
— Qui ne s’attacherait à toi ?
— Les trois quarts des gens de ce monde.
— Au premier regard peut-être, mais il leur suffirait de quelques jours pour t’aimer. Il a suffi d’une seconde à Hélène pour t’aimer. J’étais là, Constantin. Je me souviens de chacun des battements de son cœur déchiré lorsqu’elle t’a confié à moi, lorsqu’elle a accepté de te perdre pour te sauver…
Il recula jusqu’à s’adosser à ses jambes repliées. Elle noua ses bras autour de son cou, mêla son front à son pelage dans un frôlement tendre avant de poursuivre, émue :
— … Personne ne la guérira de la mort de ton père, sinon toi et cet autre enfant à venir. Ne te protège pas de ce qu’elle voudra te donner. L’amour d’une mère est le bien le plus précieux que l’on
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