Terra incognita
eunuques, pourtant armés. Chaque coup qu’elle portait avec démence résonnait en Elora comme une défaite. Une défaite dont, elle le sentait, Marthe jouissait.
— Comme elle, tu viendras à moi, entendit-elle la Harpie prononcer lorsque plus aucun être vivant ne resta.
Puis elle entraîna Mounia sur le port, par la porte d’une taverne abandonnée.
Ravagée de larmes, Elora eut un haut-le-cœur, régurgita une bile noire à même la mosaïque du sol, avant de sombrer dans une nuit d’encre, incapable de savoir si ce songe était vérité ou pas.
*
— Reviens. S’il te plaît, reviens, petite fée, suppliait Khalil à son oreille.
Le puis-je encore ? se demanda-t-elle en ouvrant les yeux, moulue.
Elle était à terre, la nuque sur les genoux de Khalil qui lui massait le front, juste entre les deux yeux, tandis que Nycola, les mains enduites d’une huile précieuse, lui pressait savamment la plante des pieds.
Combien de temps était-elle restée inconsciente ?
Suspendant son geste, le petit Bohémien se cassa en deux pour l’embrasser. Le cœur d’Elora s’affola. Intense d’émotion, ce ne fut tout d’abord qu’un baiser chaste et pur. Jusqu’à ce qu’elle entrouvre ses lèvres et qu’il les emporte tous deux loin des ravages de l’instant précédent. Khalil reprit son souffle, darda dans les siens ses yeux de braise, ses yeux brusquement sortis de l’enfance. Il caressa sa joue d’un doigt tendre, désespéré.
— Je t’aime, Elora. Il ne faut pas me quitter.
— Continue de la masser, gronda Nycola.
Khalil recommença à s’appliquer. Cette fois, Elora le perçut à travers ses doigts. Le pouvoir des Anciens. L’âme des géants avait investi le corps de Khalil au moment de sa conception, en Sardaigne 3 . Le garçonnet ne pouvait deviner leur emprise, mais elle était puissante et bénéfique. Une arme dont Marthe avait sous-estimé l’efficacité, songea Elora en sentant sa lumière se régénérer.
Bientôt elle put se redresser pour les rassurer.
— C’est passé. Il ne faut plus vous inquiéter.
Le visage de Nycola restait crispé. Il immobilisa ses doigts sur les orteils de la jouvencelle.
— La dernière fois que j’ai vu quelqu’un dans cet état, c’était mon père… Il est mort deux heures après.
Le visage de Khalil s’évida de sang. Elora leur sourit.
— Je vais bien. Croyez-moi, je vais bien. Khalil m’a ramenée. Vous m’avez ramenée.
Nycola reboucha la fiole de sa médication avant de la fixer.
— D’où exactement ?
Elora soupira. Elle ne s’en tirerait pas sans explication, cette fois. Mais n’était-ce pas la meilleure manière de lutter que d’accepter les mains tendues ? Fi de la vanité. La lumière ne peut entrer dans une maison barrée de volets. Il faut accepter parfois de ne pouvoir les ouvrir soi-même. Accepter sa vulnérabilité humaine au cœur même de sa nature de fée.
Alors elle raconta tout ce que jusque-là elle leur avait caché pour ne pas les inquiéter. La menace de Marthe, l’appel sournois du mal que la Harpie avait distillé en elle et contre lequel elle luttait. Jusqu’à cette vision terrifiante.
— J’ignore si c’était réel ou prémonitoire. Un moyen de m’affaiblir ou de me dissuader d’y aller. Quoi qu’il en soit, il faut le vérifier.
Khalil sursauta.
— Ah non ! Pas le harem !
Elora enroula ses bras autour du cou du garçon. Fouilla ses yeux de braise.
— Rassure-toi. J’ai une autre idée…
11
Deux mules. Voilà tout ce que comportait leur équipage. Achetées à bon prix à leur arrivée à Istanbul dans le grand bazar de la ville. Khalil se souvenait encore de sa première impression lorsqu’ils étaient descendus du navire qui les avait déposés à la Corne d’or. Le sentiment que cette ville pouvait autant les avaler que les rejeter. Les charmer tels ces hommes enturbannés qui faisaient danser des cobras au-dessus de leurs paniers d’osier, par le seul feulement d’un air de flûte. Les enivrer par la multitude des senteurs qui s’échappaient des jarres colorées de rouge, d’orangé, de jaune éclatant ou de noir profond. Les troubler, comme ces êtres qui, sous les vapeurs des narghilehs, s’avachissaient sur des coussins de sol, à même la rue, dans le prolongement des fumeries. Les perdre aussi, au hasard des ruelles étroites, sinueuses, de la médina, des quartiers bigarrés, des façades blanches ou de mosaïque, des jardins
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