Terra incognita

de profiter de sa faiblesse. Se ravisa à la dernière seconde. Cet homme détenait tout pouvoir sur elle, elle allait devoir jouer de finesse.
    — Moins que vous, mais d’une autre manière.
    Il se mit à rire.
    — Comme moi, vous vous y ferez, croyez-moi.
    Hélène ne répondit pas.
    La musique s’éleva, entraînant les habitants dans une farandole tandis que les invités achevaient de s’attabler.
    Cette fin de journée promettait d’être joliment animée.
    Un échanson s’avança pour verser à Hélène de l’hydromel, modeste remède à sa peine. Elle leva son hanap, se rasséréna du piquant des épices derrière la douceur du miel.
    Elle le reposait lorsque Luirieux revint à son oreille.
    — Vous suscitez beaucoup d’intérêt, mon épousée. Votre beauté en est la cause première, mais je gage que vos secrets intriguent aussi. Cette Elora, par exemple…
    Elle frémit derrière son sourire de circonstance.
    — Il faut qu’elle soit importante pour avoir provoqué de si nobles envolées…
    Il s’empara de la main qu’elle avait reposée sur la nappe.
    — … Mais je suis certain que vous n’auriez pas oublié de m’en parler. Dès demain, bien entendu, puisque ce jourd’hui nous nous devons à nos invités.
    Hélène hocha la tête, accepta avec déplaisir le frémissement des lèvres gourmandes dans sa paume, à la recherche déjà d’un mensonge. Non qu’Elora ait besoin de quiconque pour la protéger. Au contraire. Mais elle refusait qu’il se serve d’elle auprès de Mathieu comme il s’était servi de Petit Pierre. Soudain, elle prit conscience de la fausse promesse. Qu’était devenu l’enfant, en vérité ? Gardé dans un cachot ? Assassiné…
    Elle frissonna. Mathieu avait-il réussi sa fuite ? Et Celma, les enfants, Briseur, La Malice ? Son cœur se serra. À cet instant elle eût voulu se lever, fuir cette foule insupportable, cet homme abject retourné déjà vers le gouverneur pour lui assurer que la justice, bien entendu, tiendrait compte de la renommée des Sassenage, qu’il veillerait à la rendre en toute équité.
    Fourberies, mensonges.
    Voilà à quoi on l’exposait. Voilà ce qu’elle devrait subir des heures durant, sans se plaindre.
    Seule.
    Seule, martela-t-elle, résignée.
    Mais les certitudes ne sont pas toujours faites de raison. Celle qui, en cet instant de profond désarroi, vint frapper Hélène, fut aussi inattendue que limpide, lui arrachant un petit cri.
    Luirieux le mit sur le compte du montreur d’ours qui venait de s’avancer au milieu de la place, sa bête dressée sur ses pattes arrière. Un autre animal suivait, debout lui aussi, grotesque, habillé et chapeauté à la façon d’un homme. C’était lui qui déclenchait les rires. Lui qu’Hélène avait aperçu en premier, le cœur bondissant. Elle avait reconnu les yeux au milieu de cette face grimacière mangée de pilosité. Les yeux d’un bleu d’azur. Lorsque la petite créature s’inclina devant elle dans un grognement, présentée par son maître aux traits efféminés comme un enfant-loup capturé en Sibérie, Hélène s’embrasa d’un amour puissant et entier qui lui fit battre des mains telle une enfant émerveillée, réduisant au néant tout ce qui avait précédé.
    — Cette chose vous plaît ? s’étonna Hugues de Luirieux.
    Elle ne chercha pas à dissimuler.
    — Beaucoup, oui. N’est-ce pas étonnant et délicieusement attendrissant ?
    Une moue circonspecte tordit la bouche de Luirieux.
    — Est-il dangereux ? demanda-t-il au dresseur.
    — Bien moins que l’ours, votre seigneurie. Il est d’un moindre entretien aussi.
    Cette voix ! se réjouit de nouveau Hélène. Non. Malgré le maquillage qui déformait les traits du personnage, elle ne s’était pas trompée.
    — Combien veux-tu pour me le vendre ?
    Hélène sursauta, ramena vers son époux un regard étonné.
    — Beaucoup moins qu’il ne vaut si vous me gardez à ses côtés pour m’en occuper, plaida le dresseur.
    — Considère donc que l’affaire est faite si l’ours est relâché.
    — Il le sera, messire. Que le ciel vous bénisse pour votre bonté.
    — Remercie donc mon épouse, dame Hélène, pour son élan singulier.
    Tandis que le dresseur s’inclinait à son tour devant elle, Luirieux sourit chaleureusement à Hélène.
    — Vos yeux, éteints jusque-là, se sont remis à briller. Quoi que vous pensiez de moi, sachez que j’en suis troublé. Acceptez donc ce