Théodoric le Grand
ramenés à vide au Gutaland ? Mais akh, c’était
il y a des lustres, tout ça. Ils ont tous probablement pourri complètement,
depuis.
En fin de compte, au bout de plusieurs jours, lorsque le
froid, le confinement et l’ennuyeuse monotonie du voyage furent devenus
carrément insupportables, le capitaine mit un terme en plein après-midi à notre
conversation à trois. Sans même un seul regard au-dehors, sans que j’aie pu
discerner un signe annonciateur, il déclara tout de go :
— Nous n’allons pas tarder à accoster dans l’île.
Voulez-vous venir jeter un coup d’œil ?
Frido grimpa tant bien que mal jusqu’au pont supérieur, et
je le suivis avec tout l’entrain que l’on puisse imaginer, car la terre que je
découvrais était la première en vue depuis notre départ de Pomore. C’était donc
là Gutaland, émergeant à peine de la brume grisâtre dans l’horizon nord-ouest,
à bâbord. J’aimerais pouvoir écrire que la terre que nous découvrîmes alors était
aussi belle et enchanteresse que les légendaires îles Fortunées d’Avallon. Mais
à vrai dire, elle ressemblait davantage à l’Ultima Thulé, autre île fabuleuse
qu’on appelait également la « Lointaine entre Toutes ». Gutaland
n’était, hélas, qu’un morne attribut du morne Océan Sarmate, un de ces coins,
je m’en rendais compte, que les Goths avaient bien fait de quitter.
Le prince et moi scrutâmes la surface de la mer. Ou plutôt,
peu habitués depuis un certain temps à voir s’écouler l’eau entre les innombrables
amas de glace flottante, nous fouillâmes l’horizon au milieu de ces masses
gelées. Pour tout dire, si nous n’avions pas été prévenus, nous aurions
volontiers pris Gutaland pour l’un de ces gigantesques blocs de toross. De
la distance où nous nous trouvions, il était difficile de se faire une idée
exacte de ses dimensions, mais l’île avait l’air allongée, perdue dans la brume
à ses deux extrémités. Et elle semblait escarpée, avec ses falaises à pic
plongeant dans le gris de la mer, formant une rangée de colonnes serrées les
unes contre les autres ; çà et là, quelques piliers isolés trônaient
seuls, telles des pointes ou des aiguilles perçant la surface des flots. On eût
dit les franges effilochées et enchevêtrées des ultimes lisières du monde.
Notre déception de cette découverte au terme d’un voyage
aussi éprouvant n’échappa point à l’œil du capitaine, et il dut un instant
éprouver un petit triomphe personnel : il ne nous avait rien promis
d’autre. Mais au lieu de nous assener un prévisible « Je vous l’avais bien
dit », il se contenta de nous déclarer courtoisement :
— Je suis sûr que vous souhaitez fouler du pied la
terre de vos ancêtres. Le seul port praticable est situé assez loin derrière ce
promontoire, sur la côte ouest de l’île. Solidement pris par les glaces en
cette saison, il est actuellement inaccessible. J’ai donc préféré vous amener
jusqu’à ce rivage de l’est, où je connais une crique en demi-lune à l’eau
suffisamment profonde pour permettre un accostage. C’est aussi là qu’habite cette
vieille femme d’origine gothe folle à lier dont je vous ai parlé. Vous pourriez
avoir envie d’échanger quelques mots avec elle. Qui sait ? Si ça se
trouve, elle est votre arrière-arrière-trisaïeule…
J’en doutais fort, et je ne nourrissais pas non plus beaucoup
d’illusions sur ce qu’elle pourrait m’apporter dans ma recherche historique.
Mais de toute évidence, le capitaine avait fait de son mieux pour nous aider,
aussi le laissai-je nous diriger dans la baie. La manœuvre nécessita un travail
concerté d’une grande précision entre les timoniers, le maître d’équipage et
les rameurs. Le capitaine hurlait ses instructions avec confiance, dirigeant
notre vaisseau à travers ces masses gelées de toross toujours sujettes à
glisser, dériver, s’effriter ou se télescoper. Cependant, avant la tombée de la
nuit, les marins avaient réussi à caler le bateau dans une cavité creusée dans
la falaise au-dessus de laquelle les colonnes rocheuses formaient comme une
arcade protectrice, en surplomb d’une minuscule plage de galets, où nous
jetâmes l’ancre pour la nuit.
Le lendemain matin, Frido et moi fûmes réveillés par une
clameur assourdie mais impérieuse jaillie de nulle part. Nous crûmes d’abord
qu’il s’agissait d’un signal d’alarme poussé par la sentinelle
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