Théodoric le Grand
m’ait été communiqué. On pourrait me croire dérangé d’avoir
considéré tout cela comme digne d’être retenu, surtout venant d’une folle. Mais
Hildr avait l’air parfaitement saine d’esprit quand elle abordait ces sujets,
et ma foi, elle semblait si âgée qu’il n’était pas tout à fait invraisemblable
qu’elle ait pu assister à ce qu’elle appelait « le commencement des
choses ».
Déchirant à nouveau la viande avec voracité, elle articula,
la bouche bien remplie :
— Bon… c’est bon…
Cela lui rappela visiblement quelque chose. Elle avala
précipitamment pour me dire :
— C’est d’ailleurs du nom de Gaut, notre ancêtre
commun, que dérive le mot gut, signifiant « bon » parmi tous
les Peuples Nombreux.
Laissant alors de côté la viande et la bière, elle nous
invita :
— Venez, messeigneurs, suivez-moi. Je vais vous
présenter Sigurd.
Elle se saisit d’un tison dans le feu, l’enflamma et s’en
servant comme d’une torche, se faufila dans la grotte ouverte derrière nous.
Frido, loin d’être rassuré, demanda au capitaine :
— Vous dites que vous avez déjà vu son Sigurd ?
Il sourit de toutes ses dents.
— Je l’ai vu. Mon père l’a vu. Mon grand-père lui-même
doit sans doute l’avoir vu aussi. Allez vous rendre compte par vous-mêmes. La
vieille Hildr est un peu dérangée, mais elle n’est pas dangereuse.
Je dus me courber pour pénétrer dans la grotte. Elle n’était
pas très profonde. Arrivée au fond, la vieille femme, tenant sa torche d’une
main et de l’autre fourrageant dans un tas d’algues humides, mit au jour un long
objet pâle, étendu sur le rude sol de pierre.
— Sigurd, dit-elle, pointant la chose d’un doigt
blanchi.
Frido et moi nous approchâmes, et je vis qu’il s’agissait
d’un solide bloc de glace, de la taille d’un sarcophage. Je fis signe à Hildr
de rapprocher sa torche, mais elle coassa en signe de désapprobation :
— Je ne puis prendre le risque de faire couler la
glace. Je le garde ici, au fond, à longueur d’année, et je le recouvre
d’algues, ainsi il ne peut pas fondre.
Nos yeux s’habituant à la pâle clarté tremblotante de la
torche, nous pûmes nous rendre compte que le bloc de glace était vraiment un
sarcophage, et que cette sorcière possédait pour de bon un
« Sigurd »… du moins le corps d’un être humain préservé. La surface
irrégulière de la glace nous brouilla quelque peu la vue, mais nous vîmes qu’il
était vêtu de rudes vêtements de cuir. De son vivant, il avait dû être grand et
musculeux. En regardant d’un peu plus près, je notai sa peau claire et
juvénile, ses abondants cheveux blonds, et des yeux d’un bleu brillant, figés
dans un regard surpris. Ses traits étaient ceux d’un jeune paysan, un peu mou
et stupide. Mais somme toute, il avait sûrement été un assez bel homme, et il
l’était encore. Pendant ce temps, la vieille Hildr continuait de parler. Comme
elle ne mastiquait plus, son débit était redevenu difficilement audible, aussi
ne pus-je en saisir que quelques vagues bribes :
— C’était il y a longtemps, très longtemps… un amer
jour d’hiver. Sigurd est parti… avec Beowa… Wiglaf… Heigila… en bateau de pêche.
Sigurd a basculé… dans le toross. Ses compagnons l’ont retiré… figé dans
la glace… ramené comme ça ici… repose ainsi depuis lors…
— Mon dieu, c’est tragique, murmura Frido. C’était
peut-être votre fils ? Votre petit-fils ?
Sa réplique fut indistincte, mais fortement indignée :
— Sigurd… mon mari !
— Oh vái ! intervins-je. Il y a alors fort
longtemps, en effet. Nous nous associons sincèrement à votre douleur, Veuve
Hildr. Et nous admirons avec quel soin vous avez pris soin de Sigurd. Vous
l’avez manifestement beaucoup aimé.
J’aurais pu m’attendre à ce que la harpie reniflât,
sanglotât ou eût une réaction éplorée de ce style. Mais l’émotion de la vieille
Hildr se manifesta de façon beaucoup plus spectaculaire. Elle battit l’air de
sa torche, ébouriffa ses rudes vêtements en peau de poisson, et poussa un
hurlement strident qui se répercuta sur les parois de la grotte. Terrifié, le
jeune Frido se recroquevilla contre le mur de pierre. Mais je parvins in
extremis à comprendre les mots de lamentation et de rage qui jaillirent de
ses lèvres décharnées :
— Douleur ?… Amour ?… Mais de toute mon âme,
je hais le
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