Théodoric le Grand
épais et dense que l’avait
décrit Frido. Hormis la brutalité du froid, cette traversée maritime m’évoquait
une sortie sur un tomus, ces petits sémaques de pêche qui voguaient sur
les eaux mélancoliques du lac Brigantinus.
De son côté, le jeune Frido était terriblement excité par
cette première sortie en mer. J’en étais heureux pour lui, me souvenant de ma propre
expérience lorsqu’en compagnie du vieux Wyrd, nous avions vogué en barge sur le
Rhenus. Dès que nous eûmes perdu le contact visuel avec la Côte de l’Ambre,
notre capitaine sembla inspiré par la pleine mer ; il abandonna
progressivement son air revêche et redevint amical. Bien évidemment, lui comme
moi et Frido, dès que nous en avions assez de traîner sur le pont à regarder
l’eau grise – ce que nous eûmes amplement le temps de faire –, nous
pouvions nous retirer à l’abri dans les cabines fermées situées à la poupe. Les
quatre gardes envoyés par Giso s’y trouvaient déjà, ainsi que les membres
d’équipage momentanément déchargés d’autres tâches, et même les deux timoniers
du navire, abrités sous un dais. Les rameurs, en revanche, assis sans
protection, n’avaient aucune raison de se réjouir de cette sortie en pleine
mer. Leurs bancs étaient situés sous le pont supérieur, et par conséquent à
l’abri des éléments, mais ces hommes devaient endurer le cruel vent glacé et
les impitoyables embruns gelés qui venaient les fouetter à travers les
ouvertures aménagées pour les rames. Je ne pus saisir le sens des paroles ruges
du chant que le maître d’équipage avait entonné pour rythmer leurs efforts,
mais je suspectai une longue litanie destinée à nous maudire, moi et Frido.
Au fil de notre progression vers le nord, le temps et la
visibilité alentour empirèrent. L’air piquant comme l’acier se fit plus froid
encore, les échardes de glace guidées par le vent plus aiguisées, le ciel
couleur de plomb plus lourd et plus bas. La mer, épaisse comme de la soupe dans
le golfe Wende, avait pris maintenant, au large dans cet Océan Sarmate, la
consistance de la neige fondue. L’eau se figeait en véritables grumeaux de
glace, et le chant qui accompagnait les coups de rames ne cessait de ralentir,
les hommes étant contraints de tirer frénétiquement pour lutter contre cette
gadoue marine. De leur côté, les deux timoniers, dont la seule tâche avait été
durant les trois ou quatre premiers jours de maintenir l’embarcation en
direction du nord, commencèrent eux aussi à éprouver quelques difficultés à
remplir leur office. Ils étaient maintenant forcés de jouer constamment de
leurs gaffes pour guider le bateau entre d’immenses plaques flottantes de toross – nom que les marins donnaient aux monceaux de glace pilée agglomérée en
couches successives, formant de volumineuses masses grises parfois aussi larges
que notre bateau, et souvent aussi hautes.
Frido lui-même, au départ si enthousiaste, finit par ne plus
paraître sur le pont qu’une seule fois par jour, au matin, pour surveiller si
la vue avait plus d’intérêt que la veille. Comme ce n’était jamais le cas, il
passait la majeure partie de son temps en bas, en compagnie du capitaine et de
moi-même, jouant les interprètes tandis que nous sirotions de la bière. Les
quatre gardes de la reine Giso ne se mêlèrent jamais à nous, pas plus qu’ils ne
se battirent pour exécuter à la lettre les ordres de leur souveraine,
consistant à nous séparer, Frido et moi. Si ces vieillards ventripotents
avaient seulement essayé, je les aurais sans hésiter basculés par-dessus bord,
et je pense qu’ils s’en doutaient. Le capitaine et moi discutions de choses et
d’autres, mais j’en tirai néanmoins une petite information supplémentaire pour
ma compilation historique, ajoutant un nouveau nom à ma généalogie des rois
goths d’antan.
— C’était le roi Berig, affirma-t-il. Il commandait les
vaisseaux venus du Gutaland qui accostèrent au continent. Les vieux chants
affirment qu’il y avait trois bateaux, mais j’en doute. Car à moins qu’ils
n’aient eu chacun la taille de l’Arche de Noé, je pense qu’il devait y en avoir
beaucoup plus que cela, toute une flotte en réalité. Je me suis d’ailleurs
souvent demandé ce qu’avaient pu devenir ces navires, après la traversée. Berig
les a-t-il simplement laissés à l’abandon sur les rivages du golfe Wende ?
Leurs capitaines les ont-ils
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