Théodoric le Grand
transformées
en églises ariennes. Le culte catholique est dorénavant interdit.
Je vidai mon gobelet d’un seul trait. Livia ne dit rien,
mais son regard était sombre.
— C’est comme un mot d’adieu que Théodoric aurait
laissé avant son suicide, continuai-je les dents serrées. Si cela ne provoque
pas un gigantesque soulèvement contre son régime, une sauvage guerre civile
déchirera bientôt son peuple, opposant les ariens aux catholiques. Il vient de
surcroît de tendre la gorge à ses assaillants venus de l’arrière.
— De l’arrière ?
— Oui, de l’étranger. Les galères de Lentinus
n’attendent que son ordre pour s’élancer à l’assaut des Vandales. Cette guerre
est justifiée – la sœur de Théodoric est toujours la captive du roi
Hildéric – et en temps ordinaire, elle serait gagnable. Mais il va engager
la totalité de nos forces au sud de la Méditerranée. Pendant ce temps, ses
ennemis déterminés, les orthodoxes de Justin à l’est et les catholiques de
Clovis au nord, vont se déchaîner avec fureur contre cette dernière folie de
notre roi. Et dès que nous attaquerons les Vandales, que crois-tu que feront
ces nations ?
Livia fit ramener du vin et dit :
— Je sais que ton nom de Veleda signifie « celle
qui perce les secrets », et qu’elle peut donc scruter l’avenir. Ce que tu
décris là est une invasion dévastatrice venue de l’étranger, assortie d’une
guerre civile. Penses-tu être le seul à entrevoir ces catastrophes ?
— Bien sûr que non. Mais depuis le décès de Boèce et de
Symmaque, qui ose tenir à Théodoric le langage de la raison ? Les rares
conseillers qui lui restent sont le ministre des Finances et son maître des
Offices, Cassiodore père et fils. Le premier ne connaît que les chiffres, les solidi et les librae. Il se fera une joie de compter le nombre de flèches
dépensées lors du prochain conflit. Le plus jeune ne connaît que les mots. Une
guerre lui permettrait de débiter à foison toutes les bêtises qui lui passeront
par la tête. Les seuls autres intimes de Théodoric sont ses généraux. Tout
assaut est pour eux pain bénit, tu t’en doutes. Qui reste-t-il, en dehors de
moi ?
— C’est bien. Tu vas te rendre à Ravenne, espérant y
trouver un roi assez lucide pour t’écouter. Tu vas lui répéter, avec vigueur,
ce que tu viens de me dire. Tu essaieras de le forcer à renoncer à ce décret
avant que son exécution ne soit imposée, et de retenir sa flotte avant qu’elle
ne s’élance. En admettant que tu parviennes à l’en convaincre… que feras-tu
ensuite ?
— Iésus, Livia. C’est déjà trop espérer,
peut-être. Car même s’il est assez lucide pour me reconnaître, m’appeler par
mon nom et m’écouter, il est capable de se mettre en furie et de m’envoyer
immédiatement en prison. Alors que veux-tu dire, avec ton
« ensuite » ?
— En supposant que le royaume des Goths survive à cette
crise, ne crois-tu pas que Théodoric en déclenchera une autre ? Et s’il
réussissait à perdurer au-delà de sa mort, qu’adviendrait-il après la
disparition du roi ? Cela ne tardera plus guère, maintenant. Tu m’as dit
que personne n’est en mesure de lui succéder.
— En effet.
Je gardai alors le silence un long moment, noyant mes
pensées dans mon vin. Finalement, je lâchai :
— Après tout, si ça se trouve, l’un de ces successeurs
étonnera le monde en s’avérant digne de sa tâche. Ou peut-être qu’un prétendant
inattendu et meilleur que les autres se révélera le moment venu. À moins que le
royaume des Goths ne soit déjà irrémédiablement voué à la destruction. Demain,
si ce n’est aujourd’hui même. Du fait de ses héritiers, si ce n’est par la
faute directe de Théodoric en personne. Tu as raison, ma chère, je ne pourrai
préserver le royaume de sa ruine. Mais je puis empêcher Théodoric de la
connaître. Livia, de quelle manière aimerais-tu retrouver ta liberté ?
Elle cligna des yeux, surprise, et me dévisagea ensuite d’un
long regard oblique, qui me rappela à quel point le bleu de ses yeux pouvait
être lumineux et resplendissant, alors même que la beauté du visage s’était
estompée. Mi-amusée, mi-intriguée, elle me demanda :
— La liberté de quoi faire ?
— De t’enfuir avec moi. Demain. J’ai ici dans Rome un
ami ostrogoth honnête et sûr, qui pourra vendre ma maison, mes esclaves, et me
fera parvenir tout ce que je
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