Théodoric le Grand
autres aspects ne laissaient pas de
m’inquiéter. Étendu dans la carruca , j’entendais les bruits du
campement, et n’avais aucun mal à deviner ce qui s’y passait. Strabo était en
train de faire dépouiller les corps de mes hommes. Les vainqueurs pilleraient
toutes les armes, armures et autres bourses remplies d’argent qui pourraient
leur agréer, puis jetteraient à la rivière les cadavres dénudés, ainsi que tout
ce qu’ils ne voudraient pas garder. Je supposai que le corps d’Amalamena avait
déjà subi ce funeste sort. Pas vraiment les dignes et honorables funérailles
que l’on eût souhaitées pour ces disparus, mais je doute que ceux qui sont
partis accordent tant d’importance à la pompe. Et de cette manière au moins,
comme l’avait naguère expliqué le vieux Wyrd, ils pourraient continuer de
donner vie aux poissons, aux oiseaux aquatiques, aux loutres, aux balbuzards,
aux gens de mer…
Ce qui me préoccupait le plus, c’est qu’il s’écoulerait pas
mal de temps avant qu’on ne pleure ces morts. Il était assez fréquent que des
corps dérivent ainsi à la surface des eaux, et on pouvait légitimement penser
que les riverains et autres pêcheurs locaux n’accorderaient pas plus
d’importance à ceux-ci qu’à d’autres. Ces corps étant dénudés, personne ne
prendrait la peine de les ramener à terre dans l’espoir d’en tirer quelque
chose. Aucune chance, du coup, que l’on prît la peine de chercher à les
identifier. Pendant ce temps, la colonne de Strabo poursuivrait son chemin sur
la route que nous avions suivie jusque-là. Et bien que ce convoi comportât
davantage d’hommes, de chevaux, de montures de rechange et de bêtes de bât, on
continuerait à y voir la même carruca.
Dans la lointaine Singidunum, Théodoric ne serait sans doute
pas long à se ronger les sangs en pensant à ce qu’avaient pu devenir son
maréchal Thorn, sa sœur Amalamena, son optio Daila et tous ses autres
guerriers. Il enverrait donc des éclaireurs sur notre piste. Et que
découvriraient-ils ? Nulle scène de bataille, pas la moindre rumeur à ce
sujet. On leur dirait qu’effectivement, notre colonne avait bien quitté
Pautalia, et que ja, elle avait pris cette route. Ensuite, tout au long
de celle-ci, les voyageurs rencontrés, les habitants et autres aubergistes
confirmeraient que ja, un convoi de cavaliers ostrogoths était bien
passé par là, et que ja, il escortait une élégante voiture contenant une
belle jeune femme…
Aux yeux des hommes de Théodoric, tout semblerait prouver
que le Saio Thorn avait, de manière assez incompréhensible – à
moins qu’il ne fut un traître – détourné l’ensemble de sa colonne vers une
destination différente de celle initialement prévue, la conduisant vers les
territoires de Strabo, à l’autre bout de la Terre, vers l’oubli. Je n’avais
aucune idée de l’endroit où nous emmenait Strabo, mais l’ayant délibérément
conduit à prendre cette décision, peu m’importait, à la vérité. Cependant,
j’aurais tout de même préféré que ma destination ne reste pas inconnue pour mes
proches.
Je finis par basculer dans le sommeil, et ne m’éveillai que
lorsque les premières secousses m’indiquèrent que le convoi s’était mis en
route. Il faisait complètement noir autour de moi, la seule chandelle restante
s’étant éteinte. Les rideaux étaient toujours ouverts, et je distinguais
vaguement mes gardiens chevauchant tout près de la voiture, de chaque côté. Je
demeurai allongé, écoutant le bruit des sabots, les cliquetis, les craquements
et bruits de ferraille du convoi résonner le long de la route tracée dans le
défilé, tandis que le ciel s’éclairait des lueurs du soleil levant. Strabo
m’avait averti que l’on presserait le pas, et c’était le cas. La carruca grondait plus rapidement et de façon plus cahotante que ne l’avait jamais
traînée son attelage. La colonne s’était échelonnée de façon assez espacée pour
que nul n’ait trop à souffrir de la poussière soulevée par les rangs
précédents. Ma voiture occupait à peu près le centre de ce convoi d’une
longueur considérable. La route tournait parfois suffisamment pour que je
puisse apercevoir la tête et la queue de la colonne. Je fus très heureux de
constater que parmi les bêtes de rechange se trouvait mon excellent cheval
Kehailan, le bien nommé Velox. Personne ne le montait, même lorsque l’on
procédait à l’échange
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