Théodoric le Grand
laissés
derrière eux.
— Vái ! De fumeux racontars, en
somme ! s’esclaffa Geneviève. Et quelles preuves avez-vous de tout
cela ?
Le Roumain l’affronta du regard.
— Pour ce qui me concerne, les rumeurs me suffisent. Je
ne tiens pas à aller m’en assurer. Et si vous voulez m’en croire, gardez-vous
d’en devenir vous-même la victime.
Je l’interrompis.
— J’ai déjà entendu parler de cette tribu de viragos.
Mais aucune de ces histoires ne m’a encore expliqué comment, si ce sont toutes
des femmes, elles parviennent à se reproduire.
— On dit qu’elles abhorrent autant le commerce charnel
que les affres de la grossesse, mais s’en acquittent comme d’un devoir, pour
éviter le déclin de leur peuple. Cette nécessité les conduit donc parfois à des
contacts avec d’autres tribus sauvages de Sarmatie, tels les malheureux
Koutrigours, par exemple. Mais à la naissance de leurs enfants, elles laissent
sans pitié mourir les garçons, ne gardant que les filles. Ainsi aucun roi n’a
jamais envoyé une armée éliminer les viramnes. Quel guerrier
souhaiterait les affronter ? En admettant qu’il ne meure pas massacré
sur-le-champ, il n’aurait aucune chance, fait prisonnier, d’être restitué
contre une rançon. Comment espérer la moindre pitié de femmes capables
d’exterminer leurs propres fils ?
— Foutaises ! s’emporta impatiemment Geneviève,
avant de se tourner vers moi : Pourquoi perds-tu tout ce temps à prêter
l’oreille à des balgs-daddja sans rapport avec notre quête ? Il est
grand temps d’aller se coucher, Thorn. Viens, retirons-nous.
Le Roumain lui décocha un nouveau regard réprobateur.
— Nous avons un dicton, ici. Celui qui se brûle la
langue à table, en négligeant d’avertir ses compagnons que la soupe est
bouillante, n’est pas un honnête homme. Je fais pour ma part tout mon possible
pour en être un.
— N’empêche, fis-je avec un humour bravache, cela me
plairait assez d’être fixé au sujet de la beauté de ces viragines.
Geneviève posa sur moi un œil incandescent, tandis que le Roumain
l’enveloppait d’un regard pensif. Il se contenta juste d’ajouter :
— La soupe la plus appétissante peut être malgré tout
brûlante.
Et cet avertissement, nous l’entendîmes répéter par moult
aubergistes, qui nommaient les Amazones baga-qinons, les « femmes
de guerre ». J’allai jusqu’à faire escale un jour dans un village de
Slovènes, pour leur demander s’ils avaient entendu parler de cette tribu
femelle. Ils m’affirmèrent que oui, et du peu que je pus comprendre de leur
baragouin, ils les appelaient pour leur part les pozorzheni, « celles
dont il faut se méfier ». Tous les situaient dans les prairies à l’est du
Tyras, et nous mirent solennellement en garde :
— N’y allez pas !
14
Quand Geneviève, Lombric et moi eûmes remonté la vallée du
Pyretus sur une distance d’environ cent quatre-vingts milles romains [41] ,
le cours de la rivière s’infléchit brusquement à l’ouest. Nous la quittâmes
donc pour nous diriger droit vers le nord, et franchîmes pendant quelque temps
des collines ondulantes avant de pénétrer dans la vallée du Tyras, que nous
remontâmes à nouveau vers le nord. Nous restâmes sur sa rive ouest, non par
crainte des dangers annoncés, mais parce que nous n’avions simplement ni raison
ni désir de traverser le fleuve.
Nous avions à présent dépassé l’extrémité septentrionale de
la chaîne des Carpates, et de nombreuses surprises s’offrirent à nos yeux.
Parmi les bêtes sauvages peuplant ces contrées, nous tombâmes entre autres sur
le cerf le plus impressionnant qui soit au monde : le grand élan du Nord,
immense créature dont la largeur des bois pourrait rivaliser avec la ramure de
certains arbres. Nous rencontrâmes aussi les plus petits chevaux que l’on
puisse imaginer, des poneys gris foncé que les Slovènes nomment tarpans. Les
abris susceptibles d’héberger des voyageurs étant sous ces latitudes à la fois
plus rares et plus éloignés les uns des autres, nous passâmes davantage de
nuits à la belle étoile et dûmes dépendre un peu plus de nos propres ressources
pour nous alimenter. Je décidai de n’abattre aucun élan. Vu leur grande taille,
nous aurions trop gaspillé de leur chair, ce qui était inconcevable pour
l’homme des bois que j’étais. Deux ou trois fois nous dînâmes de viande de
tarpan, et Geneviève, en
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