Thorn le prédateur
laisse
son corps aux araignées et aux scarabées. La chair de l’aigle est dure et peu
parfumée, aussi nul prédateur ne viendra la manger, risquant à son tour
d’attraper l’infection. Mais les insectes réduiront son cadavre en compost, et
ton ami atteindra ainsi l’après-vie.
— Quoi ? Comment cela ?
— Peut-être sous la forme d’une fleur. Le moment venu,
elle nourrira un papillon, qui nourrira à son tour une alouette, et cette
dernière servira de pâture à un aigle qui n’est pas encore né…
J’émis une méprisante moquerie.
— Maudite façon d’atteindre le paradis.
— C’est pourtant cela, le paradis. Lorsque par sa mort,
on redonne vie et beauté à ce monde. Peu d’entre nous en sont capables. Laisse
ton ami ici. Atgadjats !
*
Le jour où Wyrd décréta enfin que nous avions assez de
peaux, et qu’en tout cas, les dernières que nous avions récoltées avaient passé
leurs plus beaux jours, l’été s’annonçait. Nous descendîmes donc des sources
des cours d’eau que nous avions arpentés vers les forêts du lac Brigantinus, et
je découvris la plus énorme masse d’eau que j’eusse jamais vue. Wyrd me donna
ses dimensions en milles romains, et m’indiqua qu’en son point le plus profond,
cent cinquante hommes debout les uns sur les autres n’auraient pas atteint sa
surface. Mais je n’avais pas besoin de ces chiffres pour en appréhender
l’immensité. Le fait que, situé à une extrémité, je ne puisse en apercevoir
l’autre, suffisait à émerveiller le natif de vallée close que j’étais.
Ce lac n’est pourtant pas un de mes préférés. Comme il ne
bénéficie pas de l’abri des montagnes, un léger vent suffit à agiter ses eaux,
et les jours de tempête, il enfle et bouillonne de manière fort
impressionnante. Même au soleil d’une calme journée d’été, lorsque ses eaux sont
piquetées par les innombrables sémaques des pêcheurs locaux – embarcations
qu’ils appellent aussi tomi, les « copeaux » –, le
Brigantinus, noyé dans une légère vapeur grise, semble ruminer de sombres
idées, l’air maussade. Ses environs sont beaucoup plus accueillants : tout
autour du lac, vergers proprets, vignes et jardins fleuris s’épanouissent dans
un large éventail de couleurs et d’odeurs parfumées.
Sur le plan de sa taille, la cité de Constantia ne peut
rivaliser avec celle de Vesontio ; elle ne surplombe aucune colline, n’a
pas de basilique, et jouit pour seul paysage de la mélancolique vue sur le
Brigantinus. Pour le reste, les traits communs abondent : comme elle,
c’est un carrefour de commerce édifié au bord de l’eau. L’essentiel de ses habitants
permanents descend des Helvetii. Naguère errants et belliqueux, ils
s’étaient depuis longtemps assagis et, devenus citoyens romains, leurs
descendants jouissaient depuis d’une calme prospérité, pourvoyant aux besoins
des nomades modernes qu’étaient les marchands, conducteurs de troupeaux, divers
négociants et autres missionnaires, ainsi que les armées d’autres nations en
train de livrer telle ou telle guerre. On dit que la neutralité, véritable
vocation des Helvètes, leur fait davantage profiter des guerres que ceux qui
les remportent.
Cette situation au confluent de nombreuses voies romaines
submerge les Helvètes d’étrangers de passage venus des quatre coins de
l’Empire. Mais les citoyens locaux semblent avoir appris toutes leurs langues.
Tout bâtiment de la ville n’étant pas dédié à l’achat, la vente, l’échange ou
le dépôt de marchandises semble être un hospitium ou un deversorium et se trouve donc destiné à l’accueil des visiteurs, à moins qu’il ne s’agisse
d’un établissement de bains, d’une taberna ou d’une caupona lui
proposant de quoi se restaurer, ou encore d’un lupanar conçu pour son
délassement sexuel. N’arrivant pas à comprendre où les Helvètes pouvaient bien
dormir, manger, se baigner et copuler, quand ils n’étaient pas pris par leurs
affaires, je demandai à Wyrd s’ils s’y employaient effectivement.
— Ja, en privé, confirma-t-il. Toujours en
privé. Même s’ils passent tout leur temps à se dévouer aux exigences des
autres, ils parviennent malgré tout à faire certaines choses en privé. Cela
dit, y compris dans l’intimité, ils restent très professionnels ; ils ne
copulent qu’à la nuit tombée, dans le noir, sous les couvertures, et dans une
seule et unique
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