Thorn le prédateur
celui qui
vendait des produits que d’autres avaient fabriqués à la sueur de leur front,
un négociant fort riche, prétentieux et fier de lui. Tous, que ce soient ses
collègues marchands ou ses sycophantes les plus acharnés, auraient pris comme
une offense qu’il recouvrît ses épaules, au-dessus de ses vêtements aussi
coûteux que criards, de la modeste étole blanche de sa nouvelle fonction.
— Comme nom sacerdotal, conclut-il, je choisis Tiburce,
en l’honneur de ce saint du passé. Je serai donc dorénavant votre prêtre, le
Père Tiburce. Sévère, mais juste. Et comme le veut la tradition, s’il est
quelqu’un ici dans cette congrégation qui conteste ma nomination, qu’il le
fasse savoir !
L’église était bondée, mais nul n’éleva la voix. C’était
compréhensible, car tous étaient de pondérés Helvètes à l’esprit éminemment
pratique, et l’homme debout devant eux pouvait d’un simple mot, d’un seul
regard de reproche, compromettre à jamais les affaires de n’importe quel
paroissien.
Pourtant, à ma grande surprise, une voix résonna malgré
tout. Je fus bien plus surpris encore quand, ayant remarqué qu’elle n’avait pas
l’accent du cru, je reconnus celle de Wyrd. Je savais bien qu’il se fichait
éperdument de qui pourrait devenir le prêtre de Saint-Beatus, eût-ce été Satan
lui-même. Aussi je le supposai pris de boisson, ou simplement désireux de faire
le malin. Toujours est-il que sa voix résonna fortement jusqu’à l’autel :
— Cher Père Tiburce, pouvez-vous nous dire comment vous
conciliez vos principes chrétiens et le fait que cette cité doive une grande
partie de sa prospérité au financement des guerres perpétuelles entre
différentes factions de l’Empire ? Comptez-vous prêcher contre cet état de
fait ?
— Certainement pas ! clama Tiburce sans
hésitation, jetant un regard glacé en direction de Wyrd. La religion chrétienne
n’interdit nullement de faire la guerre, tant qu’elle est juste. Comme toute
guerre s’achève par la paix, et que celle-ci est une bénédiction du ciel, toute
guerre est par essence juste.
Wyrd s’en tenant là, Tiburce évita de susciter d’autres
contestations et enchaîna :
— Avant de clore cet office, mes frères et mes sœurs,
j’aimerais vous lire un extrait des épîtres selon saint Paul.
Tiburce avait habilement choisi sa lecture parmi les lettres
du saint afin de complaire à ses congénères marchands, d’intimider tous les
employés, travailleurs, laboureurs et esclaves présents dans l’église et au cas
où quelque visiteur illustre se serait mêlé à la foule, de le flatter
outrageusement au passage.
— Saint Paul a dit un jour : « Que tout homme
accepte sans se plaindre la condition dans laquelle il est né. Que le serviteur
sous le joug d’un maître le considère comme digne de tous les honneurs, à moins
qu’il ne blasphème contre la doctrine du Seigneur ou n’ait sali son nom. Que
toute âme se soumette aux puissances qui la dominent, car cet ordre des choses
a été voulu par Dieu. Donnez à chaque homme ce qui lui est dû. Le tribut à qui
est en droit de le recevoir, la clientèle à qui elle appartient, la peur à ceux
qui vous craignent, les honneurs à ceux qui les méritent. » Ainsi a parlé
saint Paul.
Tout en me frayant un passage vers la sortie parmi la foule
enchantée, je me disais que non seulement Constantia avait eu son prêtre, mais
encore celui qu’elle méritait. Il conclut du reste son adresse par ces
mots :
— Laissons saint Augustin prononcer lui-même l’homélie
qui sied à ce texte, mes frères : « C’est toi, Ô Sainte Mère
l’Église, qui assujettis les femmes à leurs maris, et les fais régner sur
celles-ci. Tu enseignes aux esclaves à être loyaux envers leurs maîtres. Tu
éduques les rois à régner au bénéfice de leur peuple, exigeant de ce dernier
qu’il reste soumis à son monarque… »
Dans ma hâte, j’entrai en collision sous le porche avec un
jeune homme apparemment aussi pressé de fuir que moi. Nous nous reculâmes
ensemble, marmonnâmes de vagues excuses, fîmes un pas en avant pour passer le
premier, avançâmes ensemble, nous cognâmes de nouveau, éclatâmes de rire, puis
décidâmes avec précaution d’avancer côte à côte.
C’est ainsi que je rencontrai Gudinand.
19
Bien qu’il fût de trois ou quatre ans mon aîné, nous
devînmes amis, et le restâmes durant tout l’été. Sa
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