Thorn le prédateur
objection, si tu le permets. Tu ne m’avais jamais dit que ce Gudinand
était un uslitha, sujet au « mal sacré ».
— Je vous ai demandé de retirer votre pari !
coupai-je, mordant. Je vous laisse libre de le retirer à l’instant, si vous le
souhaitez.
— Par la pâle face émaciée de la déesse Paupertas,
jamais de ma vie je n’ai laissé une dette impayée. Je ne vais pas commencer maintenant,
qui plus est en volant un ami.
— Tant mieux, fis-je alors que nous arrivions sur la
rue. Je vais avoir besoin de cet argent. Et je vous promets de travailler dur
cet hiver, pour nous aider à reconstituer notre fortune.
— Besoin de cet argent ? demanda Wyrd, surpris.
Puis-je te demander pour quoi faire ?
— Ne, fráuja, pas avant que je ne l’aie dépensé.
Vous pourriez tenter de me dissuader d’en faire l’usage que j’ai décidé.
Il haussa les épaules, et nous nous acheminâmes en silence
vers notre deversorium. Je pleurais en marchant, bien que ni Wyrd ni qui
que ce soit d’autre n’aurait pu s’en apercevoir, car nulle larme ne perlait à
mes yeux. La douleur que me procurait, en tant que Thorn, le deuil du
Gudinand-qui-avait-été-mon-ami se portait de manière virile, les yeux secs.
Mais la femme en moi pleurait sans honte la disparition du
Gudinand-qui-m’avait-aimée. Cette personnalité étant alors profondément enfouie
sous mon côté masculin, ces larmes coulaient, pour ainsi dire, de mon cœur. Je
ne pus m’empêcher de me demander ce qui serait arrivé si Juhiza avait été
présente en cet instant… Les larmes auraient-elles réellement coulé sur ses
joues ?
Cela me conduisit tout naturellement à une réflexion sur ma
nature particulière, et les effets sinistres qu’elle semblait engendrer sur le
monde dans lequel je vivais. Cela venait-il de mon incapacité de mannamavi à aimer, ou mon destin était-il tout simplement de faire souffrir les
autres ? Tous les Romains avaient coutume de croire, et les païens
continuaient de partager cette croyance, que chaque être vivant était gardé et
guidé toute sa vie par un petit dieu personnel, invisible mais toujours
présent. Ceux des hommes étaient appelés les genii, ceux des femmes les junones. Selon les croyances païennes, l’individu n’a qu’un libre arbitre
limité ; il doit en général suivre les fantaisies et caprices que lui
dicte son esprit tutélaire. L’androgyne que j’étais avait-il donc à subir les
directives de deux anges gardiens conjugués ? Se pouvait-il qu’ils fussent
en conflit permanent pour me contrôler ? Ou bien au contraire, est-ce que
nul ne s’occupait de moi ? J’étais intimement convaincu qu’un grand nombre
des décisions que j’avais prises l’avaient été de mon propre chef, mais pour
certaines, j’en étais moins sûr. J’étais certain, par exemple, d’avoir été mon
propre maître lorsque j’avais pris la décision d’éliminer le nuisible Frère
Pierre. En revanche, sans que j’y aie mis aucune mauvaise intention, il était
vraisemblable que Sœur Deidamia était morte, battue à mort par le flagrum qu’on lui avait infligé suite à sa compromission coupable avec moi. J’avais eu
de bonnes raisons d’égorger la femme Hun dans son campement, mais rien ne
pouvait excuser que l’innocent charismatique Becga ait payé de sa vie cette
aventure. Par Iésus, même mon compagnon le juika-bloth était mort
par ma faute, parce que par pure ignorance, j’avais interféré dans son mode de
vie naturel… Et voilà qu’à présent, une fois encore… j’avais, sans l’avoir
voulu, été la cause directe du sacrifice par Gudinand de sa propre existence.
Liufs Guth ! Que ce soit de ma propre volonté ou
suivant les vœux d’un quelconque génie tutélaire, étais-je réellement, déjà et
si tôt, devenu un raptor, comme je l’avais une fois sincèrement
souhaité, vivant ma vie comme en maraude ? Au prix et au mépris de la vie
des autres ?
Si c’était le cas, je connaissais déjà ma prochaine victime.
*
— Khaîre !
Ainsi me reçut le marchand d’esclaves égyptien, d’une exclamation
grecque signifiant la bienvenue. Dès que je lui eus annoncé le motif de ma
visite, il me regarda d’un air entendu :
— N’avais-je pas prédit, jeune maître, qu’un jour, vous-même auriez besoin d’une venefica pour votre propre usage ? Je ne pensais
pas que cela arriverait si tôt, je vous le confesse… Vous êtes encore si
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