Thorn le prédateur
aurait encore eu la possibilité de lever le
pouce, et le dux Latobrigex lui aurait accordé sa grâce, après avoir
consulté du regard la foule en lui demandant : la vie ou la mort ?
Mais le pauvre Gudinand, incapable d’ouvrir sa main recroquevillée par le
spasme, ne put lever ce seul doigt.
Son tremblement se calma puis finit par cesser : il
gisait là tout flasque, tandis que Jaerius le battait, écrasant son corps sans
relâche, jusqu’à n’en faire qu’une masse méconnaissable ; la seule chose
bougeant encore sur Gudinand était la salive qui coulait de sa bouche. Il était
sûrement mort maintenant, mais Jaerius s’acharnait sur ce corps sans forme,
comme s’il se défoulait avec délectation sur un sac de chatons. Cette vision
était si insoutenable que la foule, spontanément, s’était levée sur ses pieds
et implorait, rugissant comme un seul homme : « Grâce !
grâce ! »
Jaerius suspendit son mouvement le temps de jeter un coup
d’œil vers le podium. Mais le dux n’eut pas le temps de faire le signe
traditionnel du pouce baissé qui signifiait « laisse tomber ton arme ».
Robeya l’avait en effet devancé, brandissant son pouce en direction de sa
poitrine, ce qui au temps des gladiateurs voulait dire
« tue-le ! ». Et bien sûr, Jaerius obéit à sa mère. Tandis que
la foule trépignait toujours en hurlant « Grâce ! », il leva son
gourdin verticalement, et l’abattit à la manière d’un bélier, trois ou quatre
fois, directement sur la tête de sa victime. Le crâne de Gudinand s’éparpilla
comme une coquille d’œuf, et le cerveau tragiquement désordonné qui avait rendu
sa vie sans tache si misérable ne serait plus guéri par aucune attention de
Juhiza ni par aucun autre moyen, car il gisait désormais sur le sable, répandu
sous la forme d’une bouillie gris-rose.
Devant ce spectacle, la foule, qui avait auparavant semblé
si assoiffée de sang, commença à tempêter contre cet ignoble outrage, dans une
véritable cacophonie de langues : Skanda ! Atrocitas !
Unhrains slauts ! Saevitia ! ce qui signifie :
« Honte ! Atrocité ! Dégoûtant massacre !
Sauvagerie ! » Les gens tournaient maintenant en rond sur place et je
pense qu’ils n’auraient pas tardé à arracher leur sièges et à les jeter dans
l’arène, afin de tailler Jaerius en pièces.
Mais le Père Tiburce s’était également levé, et il étendit
les bras pour demander l’attention de la foule. Au fur et à mesure que les
spectateurs le virent, ils se calmèrent pour le laisser parler. Il prit alors
solennellement la parole, et cria alternativement en latin et dans la Vieille
Langue, afin que chacun puisse le comprendre :
— Cives mei ! Thiuda ! Mon peuple !
Cessez vos protestations impies, et acceptez le verdict de Dieu. Le Seigneur
est sage et juste, et son jugement est droit ; jamais il ne manifesterait
la moindre iniquité. Pour mettre un terme à tout doute en cette controverse, et
que chacun soit informé de la vérité, Dieu a décrété que Gudinand serait
vaincu, et que Jaerius emporterait la victoire. Gardez-vous de contester sa
sagesse, le jour où il vous délivre son message. Nolumus !
Interdicimus ! Prohibemus ! [72] Gutha waírthai wilja theins, swe
in himina jah ana aírthai ! Que sa volonté soit faite, sur la
terre comme au ciel !
Personne dans la foule ne se sentit de taille à défier
l’ordre du prêtre. Bien que continuant de maugréer sourdement, la masse humaine
quitta lentement l’amphithéâtre et commença à se disperser. Tiburce,
Latobrigex, Robeya et Jaerius durent s’évanouir par une porte dérobée, car
subitement, ils disparurent tous les quatre à notre vue. Personne, à
l’exception de Wyrd et de moi-même, ne resta donc à regarder les esclaves de
l’arène – ironiquement nommés les Charons, ou convoyeurs de l’enfer –
ôter du sable l’amas de chair qui avait été Gudinand.
— Hua ist so sunja ? gronda Wyrd. Où est la
vérité ? Je ne saurais dire quel est le serpent le plus visqueux, entre
Jaerius, son dragon de mère et ce reptile de prêtre.
Je fis également référence à la Bible.
— Mis fraweit letaidáu ; ik fragilda. J’aurai
ma vengeance. Ils le paieront.
— C’est moi qui vais devoir te payer, grommela Wyrd
tandis que nous nous levions pour partir. Ça ne te consolera pas de la mort de
ton ami, mais tu as gagné une petite fortune. J’élèverai tout de même une
petite
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