Thorn le prédateur
contrecœur à satisfaire nos demandes de provisions, nous les trouvâmes tout
sauf avenants.
Ces Slovènes ne sont pas des sauvages comme peuvent l’être
les Huns, mais ils constituent indiscutablement un peuple barbare, car ils ne
disposent d’aucun langage écrit, et sont toujours empêtrés dans la superstition
païenne. Leur panthéon est dominé par un des dieux les plus bizarres, toutes
religions confondues, puisque son nom, Triglav, signifie
« Tricéphale ». Ces gens ont aussi un dieu du Soleil, Dazbog, et un
dieu des Cieux, Svarog. Le rôle néfaste joué par Satan n’appartient chez eux à
personne, mais ils craignent l’hostilité d’un dieu des Tempêtes, Stribog. Leurs
démons sont collectivement incarnés par les Besy, et dirigés semble-t-il par un
mangeur d’hommes qu’ils appellent le Bába-Yagá. Bref, tous ces noms sont
tellement horribles qu’il serait difficile à une personne civilisée de
discerner parmi eux quels sont les bons et les mauvais génies.
En fait, je trouvai dissonants la plupart des mots de leur langage,
qui combine une désagréable rudesse avec un côté sirupeux assez répugnant. Nous
autres Ostrogoths avions tellement de mal à prononcer leurs noms que nous
évitions soigneusement de les leur demander. Nous nous contentions de héler
hommes et femmes d’un invariable kak, syedlónos, cette bouillie de sons
râpeux faisant chez eux office de salut.
Je crois que la morphologie bien particulière de leur nez
contribue à donner aux Slovènes un autre de leurs caractères disgracieux :
un air accablé, affligé d’une éternelle mélancolie, que l’on retrouve même chez
les jeunes enfants. Et je vais brièvement vous dire ce qui m’amène à ces
réflexions.
C’est dans la partie slovène de la Dacie centrale que nous
parvînmes au seul rétrécissement délicat de notre route, le défilé conduisant à
travers la Passe Épineuse, que les Slovènes appellent, dans leur langage
semblable à une toux aspirée, la Shipka. Il fallut atteler une seconde paire de
chevaux à la carruca d’Amalamena pour la tirer jusqu’au sommet, mais ce
ne fut pas un travail insurmontable. La Shipka nous refit traverser la chaîne
du Grand Balkan, que j’avais déjà vue, mais c’est parce que ces montagnes,
après avoir décrit un vaste arc de cercle autour du Danuvius, sont ici
orientées vers l’est. Nous descendîmes la passe par une longue et large vallée
fertile dépourvue d’arbres, entre la chaîne du Grand Balkan et une autre plus
petite, dénommée – sans doute pour cette raison – la Chaîne de
l’Ombre.
Cette vallée, dont j’avais déjà entendu parler sous le nom
de Vallée des Roses, est de fait le plus vaste jardin de rosiers du monde.
L’essence que l’on extrait des pétales de roses est avidement recherchée par
les parfumeurs des Empires d’Orient et d’Occident, pour la fabrication de
parfums. Comme il faut près de cinq mille livres romaines [134] de
pétales pour remplir un flacon d’une trentaine de centilitres de cette essence
de rose, son prix dépasse celui de l’or pur ou de l’épice le plus rare.
Depuis le début du voyage, j’avais saisi toutes les
occasions pour faire rire la princesse et entretenir sa bonne humeur, comme je
l’avais promis au lekeis Frithila. Je la régalai d’un festival varié des
blagues les plus enjouées que j’avais pu entendre à Vindobona, et de potins
cocasses sur les habitants des régions que j’avais traversées. Mon papotage la
fit fréquemment sourire, de temps à autre pouffer, quelquefois franchement
rire. Mais c’est la Vallée des Roses, et non moi, qui déclencha sa plus belle
crise d’hilarité.
Nos pénétrâmes dans ladite vallée en toute fin d’été, la
récolte des roses étant alors déjà achevée depuis plusieurs mois. Mais la
vallée était encore abondamment fleurie de boutons plus mûrs, et leur
voluptueux arôme nous enveloppait à chaque instant, si intense qu’il semblait donner
à l’air lui-même une teinte rosée. Nous fîmes une brève halte dans la ville de
Beroea [135] , afin qu’Amalamena et Swanilda puissent passer
une nuit dans l’unique auberge de la ville – mot que les Slovènes arrivent
à prononcer krchma –, y faire laver leurs vêtements, et refaire le
plein d’articles divers.
La princesse profita donc d’être à la krchma pour
acheter entre autres choses deux produits cosmétiques fabriqués nulle part
ailleurs que dans cette
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