Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
Préface de l’éditeur
UN bon ouvrage à réimprimer, une traduction défectueuse à
revoir, des omissions et des erreurs d’autant plus importantes à rectifier dans
une histoire fort étendue, que, perdues en quelque sorte dans le nombre immense
de faits qu’elle contient, elles sont éminemment propres à tromper les lecteurs
superficiels qui croient tout ce qu’ils ont lu, et même les lecteurs attentifs
qui ne sauraient étudier tout ce qu’ils lisent ; tels sont les motifs qui
m’ont déterminé à publier cette nouvelle édition de l’ Histoire de la
Décadence et de la Chute de l’Empire romain , par Édouard GIBBON, à en
refondre la traduction et à y joindre des notes.
Cette période de l’Histoire a été l’objet des études et des
travaux d’une multitude d’écrivains, de savants, dé philosophes même. La
décadence graduelle de la domination la plus extraordinaire qui ait envahi et
opprimé lé monde; la chute du plus vaste des empires élevé sur les débris de
tant de royaumes, de républiques, d’États barbares ou civilisés, et formant à
son tour, par son démembrement, tune multitude d’États, de républiques et de
royaumes ; l’anéantissement de la religion de la Grèce et de Rome, la
naissance et les progrès des deux religions nouvelles qui se sont partagé les
plus belles contrées de la terre ; la vieillesse du monde ancien, le
spectacle de sa gloire expirante et de ses mœurs dégénérées ; l’enfance du
monde moderne, le tableau de ses premiers progrès, de cette direction nouvelle
imprimée» aux esprits et aux caractères… Un tel sujet devait nécessairement
fixer l’attention et exciter l’intérêt des hommes qui ne sauraient voir avec
indifférence ces époques mémorables, où, suivant la belle expression de
Corneille,
Un grand destin
commence, un grand destin s’achève.
Aussi l’érudition, l’esprit philosophique et l’éloquence, se
sont-ils appliqués, comme à l’envi, soit à débrouiller, soit à peindre les
ruines de ce vaste édifice dont la chute avait été précédée et devait être
suivie de tant de grandeur. MM. de Tillemont, Lebeau, Ameilhon, Pagi, Eckhel,
et un grand nombre d’autres écrivains français et étrangers, en ont examiné
toutes les parties : ils se sont enfoncés au milieu des décombres pour y chercher
des faits, des renseignements, des détails, des dates ; et, à l’aide d’une
érudition plus ou moins étendue, d’une critique plus ou moins éclairée, ils ont
en quelque sorte rassemblé et arrangé de nouveau tous ces matériaux épars.
Leurs travaux sont d’une incontestable utilité, et je n’ai garde de vouloir en
diminuer le mérite ; mais en s’y enfonçant, ils s’y sont quelquefois
ensevelis : soit qu’ils eussent volontairement borné l’objet et le cercle de
leurs études, soit que la nature même de leur esprit les resserrât, à leur
insu, dans de certaines, limites, en s’occupant de la recherche des faits, ils
ont négligé l’ensemble des idées ; ils ont fouillé et éclairé les ruines
sans relever le monument ; et le lecteur ne trouve point dans leurs ouvrages
ces vues générales qui nous aident à embrasser d’un coup d’œil une grande
étendue de pays, une longue série de siècles, et qui nous font distinguer
nettement, dans les ténèbres du passé la marche de l’espèce humaine changeant
sans cesse de forme et non de nature, de mœurs et non de passions, arrivant
toujours aux mêmes résultats par des routes toujours diverses ; ces
grandes vues enfin qui constituent la partie philosophique de l’histoire, et
sans lesquelles elle n’est plus qu’un amas, de faits incohérents, sans résultat
comme sans liaison.
Montesquieu, en revanche, dans ses Considérations sur les
causes de la grandeur et de la décadence des Romains , jetant de toutes
parts le coup d’œil du génie, a mis en avant sur ce sujet une foule d’idées
toujours profondes, presque toujours neuves, mais quelquefois inexactes, et
moins appuyées sur la véritable nature et la dépendance réelle des faits, que
sur ces aperçus rapides et ingénieux auxquels un esprit supérieur s’abandonne
trop aisément, parce qu’il trouve un vif plaisir à manifester sa puissance par
cette espèce de création. Heureusement que, par un juste et beau privilège, les
erreurs du génie sont fécondes en vérités ; il s’égare par moments dans la
route qu’il ouvre ; mais elle est ouverte, et
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