Thorn le prédateur
à
l’occasion d’une messe dominicale, pendant l’hiver. En plus d’être notre abbé,
Dom Clément était le prêtre de tous les paroissiens de la vallée, dont notre
chapelle était la seule église. C’était un bâtiment assez vaste, au plancher de
bois, sans autres meubles que la chaire placée sur le devant, ni décorations
d’aucune sorte. Naturellement, les fidèles étaient disposés en fonction de leur
sexe et de leur niveau social, à des places réservées à chacun. J’étais pour ma
part proche de la chaire en compagnie de nos moines, d’éventuels membres du
clergé venus nous rendre visite et de tout invité laïc d’un rang suffisamment
élevé. Les paysans locaux se tenaient à droite de la pièce, les femmes à
gauche. Enfin, tenus à part, se trouvaient cantonnés dans un coin de la
chapelle les pécheurs mis en pénitence.
Dom Clément attendit que tout le monde fut en place pour
faire son entrée, portant sur sa brune robe de bure l’étole de lin sacerdotale
d’un blanc immaculé, symbole de sa pureté. Les fidèles le saluèrent d’un « Alléluia ! » ,
et il leur répondit en chantant le psaume « Saint, saint, saint est le
Seigneur ». Ses ouailles enchaînèrent d’un « Kirie eleison »
et se signèrent le front. C’est alors que Dom Clément prit place derrière le
pupitre de la chaire, y déposa sa bible et annonça que sa lecture liturgique du
jour serait le Psaume 83 (« Ô Dieu, qui te sera loyal ? »),
fulminant plaidoyer à l’encontre des malfaisants Édomites, Ammonites et autres
Amalécites.
Il en donna lecture dans la Vieille Langue, d’une voix
puissante et lente, mais sans le tirer de sa bible. Il le lut sur un rouleau de
parchemin rédigé en alphabet gotique, d’une écriture si ample et large que cela
lui conférait une longueur impressionnante. Les artistes de notre scriptorium l’avaient enluminé d’images illustrant les sujets abordés dans la lecture, mais
celles-ci se trouvaient dessinées à l’envers dans le texte. De sorte qu’à
mesure que Dom Clément lisait, laissant pendre devant le pupitre la partie du
manuscrit déjà parcourue, elles apparaissaient à l’endroit aux yeux de
l’assemblée située face à lui. Presque tous les assistants, excepté les
pénitents, s’approchèrent du pupitre poliment et à tour de rôle, sans se
bousculer, afin d’examiner les illustrations. Aucun paysan ne possédant de
bible et étant même capable d’en lire une – la plupart étaient trop
balourds pour comprendre ne serait-ce que la lecture à voix haute qu’en faisait
le prêtre –, ces images leur permettaient du moins de se faire une vague
idée de ce qui leur était raconté. Dès que Dom Clément eut fini de lire le
psaume, il enchaîna avec l’homélie qu’il en avait tirée, et je fus plus surpris
qu’impressionné par sa solennité lorsqu’il entama :
— Le nom tribal des Édomites vient du verbe latin edere qui signifie « dévorer ». Nous pouvons donc en déduire qu’ils se
rendaient coupables du péché de gourmandise. Celui des Ammonites provient du
démon païen à tête de bélier Jupiter Ammon, ce qui montre qu’ils étaient un
peuple d’idolâtres. Celui des Amalécites est tiré du verbe latin amare ,
« aimer passionnément », d’où il ressort qu’ils s’adonnaient au péché
de luxure…
Son homélie achevée, Dom Clément pria successivement,
toujours dans la Vieille Langue, pour la Sainte Église catholique, pour notre
évêque Patiens, pour les deux co-rois régnants de notre Burgondie, pour les
reines et leurs familles, pour le peuple du royaume, pour la future récolte du Balsan
Hrinkhen, pour les veuves, les orphelins, et tous ceux qui se trouvaient
détenus ou en pénitence quelque part. Il conclut en latin : « Exaudi
nos, Deus, in omni oratione atque deprecatione nostra … » [16]
Et la congrégation lui répondit : « Domine
exaudi et miserere » [17] . Puis elle retomba dans le silence,
tandis que les moines exorcistes faisaient sortir de la pièce les pénitents
chargés de péchés et que les clercs portiers barricadaient le portail pour leur
interdire l’accès. Alors débuta la procession de l’oblation. Les diacres et les
acolytes apportèrent dans la chapelle trois récipients de bronze, tous
recouverts d’un voile de fine toile en « oie d’été » : le calice
pour le vin et l’eau, la patène portant la Fraction – des fragments
d’hostie
Weitere Kostenlose Bücher