Titus
Il fallait effrayer celui qui était encore empereur, lui annoncer que les troupes de Mucien avaient quitté la Syrie et marchaient vers l’Italie. Que les légions d’Antonius Primus, venant des provinces du Danube, avaient pénétré en Gaule Cisalpine. Mais Flavius Sabinus pouvait aussi promettre à Vitellius la vie sauve et une récompense de cent mille sesterces.
Vespasien avait ajouté en grimaçant :
— Cela doit suffire à cet ivrogne. Je ne veux pas qu’un seul citoyen de Rome risque sa vie pour en chasser Vitellius. Il doit tomber comme le fruit pourri qu’il est.
L’empereur m’avait donné l’accolade, et Titus m’avait lui aussi pressé contre sa poitrine. L’un et l’autre m’avaient remercié d’accepter.
— Je n’oublie pas ceux qui m’ont servi avec loyauté et courage, m’avait encore dit Vespasien.
Que pouvais-je faire, sinon m’incliner et partir pour Rome ?
Sitôt entré dans la ville, j’ai reconnu l’odeur de mort qui avait empuanti les dernières semaines du règne de Néron.
Des cadavres déchiquetés par les chiens errants gisaient sur les pavés. On les enjambait sans paraître les voir.
J’ai entendu les cris de la plèbe qui, dans le Grand Cirque, applaudissait Vitellius. L’empereur offrait en pâture aux bêtes féroces les suspects que ses délateurs lui avaient désignés. La foule l’acclamait, lui jurait fidélité, lui demandait de résister aux armées de Vespasien dont on savait déjà, à Rome, qu’elles approchaient de Crémone et qu’elles allaient rencontrer les troupes régulières.
Vitellius invitait les jeunes Romains à s’enrôler. Il offrait des récompenses, assurait qu’après la victoire ses soldats seraient traités comme des vétérans, chacun obtenant une part du butin, et, pour ceux qui le désiraient, la propriété d’une terre dans les provinces qui s’étaient rebellées contre l’empereur, celles de Judée, de Syrie, de Mésie.
J’ai attendu la nuit pour me glisser dans le palais de Flavius Sabinius. Des tueurs et des délateurs rôdaient autour de lui. Je les ai évités, passant par les jardins, surpris de pouvoir pénétrer sans encombre dans les bâtiments et m’avancer jusqu’à la salle où se tenaient Flavius Sabinus et le fils cadet de Vespasien, Domitien.
Ils banquetaient, allongés sur leurs lits de table, gardés par quelques vigiles, ne remarquant même pas ma présence, s’étonnant seulement quand je me campai devant eux et dis, en montrant la nuit et les cyprès que le vent courbait :
— Vous ne sentez pas, vous n’entendez pas ? La mort vous guette ! Falvius Sabinus, tu es le frère du nouvel empereur, et toi, Domitien, son fils. Vous êtes entourés par les tueurs et les délateurs de Vitellius, et personne ne vous protège. On peut entrer chez toi, Flavius Sabinus, comme on veut : je l’ai fait sans qu’aucun de tes vigiles me l’interdise. L’empereur Vespasien a besoin de vous vivants !
Flavius Sabinus m’a écouté en souriant. Il a congédié ses invités, ne gardant près de lui que Domitien, m’invitant à partager les mets que des esclaves continuaient de poser sur les petites tables de marbre et d’ivoire.
Je lui ai transmis les volontés de Vespasien : il fallait empêcher la guerre civile, secouer l’arbre afin que se détache – j’avais répété l’expression de Vespasien – ce fruit pourri.
— Il tombe, il tombe, a murmuré Flavius Sabinus. Vitellius est prêt à abdiquer.
J’ai évoqué les acclamations de la plèbe, les bandes de soldats et de tueurs que j’avais croisées dans la ville, les délateurs que j’avais reconnus, car certains avaient déjà été espions pour le compte de Néron.
— Une bête blessée devient folle de peur et de fureur, ai-je dit.
Flavius Sabinus a haussé les épaules.
Je ne connaissais pas Vitellius, m’a-t-il remontré. Ce n’était ni un taureau ni un lion, mais un porc, ou mieux : une truie. Il avait le visage gonflé et empourpré des ivrognes, ses intestins semblaient vouloir crever la peau de sa panse, qu’il devait soutenir à deux mains. Il dévorait et avalait comme s’il avait voulu éclater, ou plutôt ensevelir sa peur en engloutissant tout ce qui était à portée de sa bouche qu’il remplissait à deux mains.
— Mes vigiles, Serenus, suffiront à disperser ses jeunes recrues, qui n’ont rejoint son armée que pour les récompenses dont il les a abreuvés. La plèbe acclamera
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