Titus
sans vertu se réjouit de la guerre civile. Il a osé dire, en découvrant les quatre-vingt mille cadavres qui jonchaient le sol à Bedriac, après la bataille entre ses légions de Germanie et celles d’Othon : « Le cadavre d’un ennemi sent toujours bon, mais surtout celui d’un compatriote. » Est-ce là parole d’empereur ? C’est un général des Juifs, qui fut votre ennemi déterminé, mais loyal, qui vous le dit, parce que le sort de son peuple est lié au destin et à la gloire de Rome : Vitellius ne peut être l’empereur du genre humain. Dieu me l’a dit : « Le sauveur viendra de Judée ! »
Les tribuns et les centurions avaient levé leurs armes, scandé le nom de Vespasien, martelant de leur talon, en cadence, le sol de marbre. Et il m’avait semblé que tout le palais tremblait.
Peu après, Vespasien était apparu, suivi par son épouse Cénis. Il avait demandé à Titus de se placer près de lui sur l’estrade qui occupait tout un côté de la salle.
À quelques pas de Titus, au pied de l’estrade, j’avais aperçu Bérénice, ses cheveux noirs serrés dans un diadème de perles. Souvent elle faisait glisser ses voiles, levait ses bras nus, effleurant ses mèches du bout des doigts. On devinait, à la faveur de ce mouvement, ses aisselles et la forme de ses seins.
Titus ne la quittait pas des yeux, semblant oublier qu’il était sur cette estrade, à la droite de son père, observé par la foule des hommes en armes.
Le tribun Placidus m’avait poussé vers l’estrade en lançant :
— Le chevalier Serenus arrive d’Alexandrie. Le préfet Tibère et sa légion te demandent d’accepter le destin que les dieux et tes soldats t’offrent. Sois notre empereur, Vespasien !
Vespasien m’avait longuement fixé cependant que son nom était répété, martelé, hurlé.
Il ne m’avait pas questionné, mais j’avais confirmé de plusieurs hochements de tête les propos du tribun Placidus, et sans doute Josèphe Ben Matthias l’avait-il déjà prévenu de la décision de Tibère Alexandre.
Des centurions s’étaient approchés de l’estrade, interpellant Vespasien, brandissant leurs glaives.
Ils représentaient les légions de Judée et de Galilée, celles de Syrie et du Danube.
Jamais, disaient-ils, ils n’accepteraient de prêter serment à Vitellius.
Ils exigeaient que Vespasien se plie à la volonté des dieux et des légions.
Ils étaient prêts à lui offrir leur vie, mais s’il refusait…
— Nous te tuerons, ont-ils menacé, puis nous nous égorgerons sur ton cadavre. Nos vies et notre sang seront ainsi réunis. Veux-tu qu’ils le Soient dans la vie ou dans la mort ? Choisis d’être notre empereur, Vespasien !
J’ai observé Vespasien. Il serrait les mâchoires. Un sillon partageait son front. Il fronçait les sourcils. On eût dit qu’il souffrait ou faisait sur lui-même un effort qui l’épuisait.
Mais son corps figé, jambes écartées, était comme un bloc de pierre à peine dégrossi, pareil à une statue que le sculpteur vient juste de commencer.
L’empereur Flavius Vespasien se dégageait devant moi du corps du général Vespasien.
Il a levé sa paume ouverte, bras tendu, et c’était comme s’il écrasait par ce seul geste tous les corps, serrait et étouffait toutes les gorges.
— Je dois écouter la voix de mes légions et la voix des dieux, a-t-il lancé.
Ces quelques mots ont paru rendre plus dense encore le silence et pétrifier les soldats.
Puis, au moment où Vespasien baissait le bras, les cris et les acclamations ont déferlé.
J’ai été entouré, fêté, bousculé, puis le tribun Placidus m’a entraîné et guidé vers une petite pièce où se trouvaient Vespasien, son affranchie et compagne Cénis, Titus, Agrippa, Bérénice et les tribuns des différentes légions qui venaient de le désigner comme empereur.
Vespasien s’est dirigé vers Josèphe Ben Matthias, l’invitant à le suivre au centre de la pièce.
Autour d’eux l’assistance s’est rassemblée. J’étais au second rang de ce cercle, non loin de Bérénice et de sa suivante Mara dont je reconnaissais, sous les voiles, les courbes alanguies, et dont le parfum m’enivrait.
À ce moment, alors que j’étais l’acteur et le témoin d’un événement qui marquerait l’histoire de Rome, j’ai eu le sentiment que le corps d’une femme, le plaisir qu’il donnait, la joie que cette jouissance apportait valaient plus que la
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