Titus
prédit, ai-je murmuré. Toi, le vaincu, tu as choisi celui que tu voulais pour vainqueur. Te voici Flavius Josèphe, protégé de l’empereur. Tu triomphes !
J’ai montré la mer nue. La ville et ses palais, ses torches et ses rumeurs, ses fêtes étaient derrière nous. La brise de mer les repoussait, ne nous laissant que les bruits faibles et réguliers du ressac.
— Voici trois jours que je t’observe, ai-je poursuivi. Je t’ai vu sûr de toi comme un souverain, homme libre et non prisonnier craignant pour son sort. Et je te trouve ici seul, blême, comme si le désespoir t’enveloppait, comme si tu te demandais si tu ne devrais pas te jeter sur ces rochers.
— Sais-tu qu’à Jérusalem les zélotes, les sicaires ont emprisonné mon père et les membres de ma famille ? Je suis traître à mon peuple, répète-t-on. Et on en jugera peut-être ainsi jusqu’à la fin des temps.
Je me suis tu.
Il m’était arrivé de penser que Josèphe avait d’abord choisi de survivre et d’éviter à tout prix d’être livré aux bourreaux de Néron.
— Crois-tu que je ne sache pas que nombre de Romains, et peut-être toi aussi, Serenus, ont partagé l’avis des zélotes ? On me flatte, on s’incline devant moi parce que Vespasien et Titus me protègent.
— Tu es Flavius Josèphe, maintenant.
Il a haussé les épaules.
— Le nom de la famille impériale sera mon bouclier, on n’osera pas me combattre tant que les Flaviens régneront. Mais tu as vu et entendu les soldats dans les rues de Césarée ? Pour eux, pour les Grecs, je ne suis qu’un Juif, de surcroît traître à son peuple. Ils le méprisent, mais ils me méprisent encore plus.
— Rentrons, ai-je dit. Demain, nous embarquons à l’aube.
Il a hésité. Je lui ai tendu la main pour l’aider à se relever.
Il a gardé ma main dans la sienne et nous sommes restés ainsi debout face à la mer.
— Je ne veux pas que mon peuple disparaisse, a-t-il dit, que la foi dans notre Dieu soit oubliée, qu’on ne connaisse plus rien de notre histoire, la plus grande de celle de toutes les tribus humaines. Je connais les Romains, ils massacrent tous ceux qui leur résistent. Ils transformeront nos villes en champs de pierres. Ils détruiront notre Temple et notre ville si les fous qui s’y trouvent refusent de se rendre. Et je connais aussi Éléazar, Jean de Gischala, Simon Bar Giorafi : ils se battront comme je me suis battu à Jotapata. Et vois quel est le résultat ! J’ai trahi, oui, en apparence, mais pour qu’il y ait un Juif qui puisse transmettre sa foi, ses traditions, et faire le récit de cette guerre qui ne cessera qu’avec la destruction de nos villes et la dispersion de notre peuple. Je le sais.
— Ton dieu te l’a-t-il annoncé ?
— Je n’ai pas eu besoin de Dieu pour le savoir. Être homme suffit. Écoute Titus, écoute les tribuns militaires. Écoute Vespasien. La paix romaine exige la soumission. Ceux qui résistent seront égorgés ou réduits en esclavage.
— Tu as résisté, Josèphe, et te voilà libre, portant le nom de famille de l’empereur.
— Je suis esclave, Serenus. J’ai choisi de vivre au prix de ma dignité.
Il a étreint ma main et je me suis souvenu des doigts osseux de Ben Zacchari sur mon poignet.
Ni lui ni Josèphe n’étaient des esclaves ou des vaincus. Je le lui ai dit. Il a lâché ma main et s’est mis à marcher.
— Il y a ceux qui choisissent de lutter jusqu’à la mort, a-t-il murmuré, et ceux qui, comme moi ou comme Ben Zacchari, choisissent de survivre. Peut-être sommes-nous des traîtres, Serenus, mais, sans les survivants qui rappellent leur combat, les morts sont inutiles. Moi, je veux que chaque Juif que les Romains tuent renaisse dans mes écrits. Ainsi mon peuple survivra, maintiendra ses traditions, gardera sa foi et restera l’élu de Dieu.
Nous nous sommes dirigés vers le palais de Vespasien alors que l’aube se levait sur la terre de Judée.
20
J’ai cru que je ne reverrais jamais plus le ciel de Judée.
Je vivais terré dans la cave d’une maison délabrée, sur la rive droite du Tibre, dans le quartier juif.
Au lieu de quitter Césarée pour Alexandrie, j’avais rejoint Rome sur ordre de Vespasien.
Je devais rencontrer le frère de l’empereur, Flavius Sabinus, qui était préfet de la ville.
Vespasien voulait éviter la guerre civile et espérait que son frère serait assez habile pour convaincre Vitellius d’abdiquer.
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