Titus

d’ailleurs faire défiler dans Rome ? Deux femmes et cinq enfants !
    Il a ricané avec mépris, puis a haussé les épaules.
    — Tes Juifs, a-t-il marmonné, prends-les.
    Et il s’est laissé retomber sur sa couchette.

 
     
42
    J’ai quitté le camp romain avec ceux qui étaient devenus « mes » Juifs. J’ai chevauché près du chariot dans lequel les deux femmes et les cinq enfants étaient allongés, immobiles, blottis les uns contre les autres, le visage enfoui sous des voiles noirs, si bien qu’on eût dit des cadavres qu’on allait jeter dans une fosse.
    J’ai souvent craint que les soldats des cohortes qui marchaient autour du chariot ne le renversent, laissant dans le sable ces Juifs dont ils ne comprenaient pas que je les eusse arrachés à l’esclavage ou à la mort.
    Mais j’étais Serenus, chevalier romain, familier de l’empereur et de Titus, et Flavius Silva lui-même, pourtant gouverneur de Judée, avait dû accepter que je me joignisse avec mon équipage à ces cohortes qui, Massada détruite, regagnaient Alexandrie.
    J’avais même obtenu que l’esclave juif qui avait traduit le récit de la jeune femme me fut vendu.
    Ils se nommait Anan, tenait les rênes du chariot et psalmodiait, se balançant d’avant en arrière, paraissant ne pas entendre les insultes que lui lançaient les soldats, les menaces qu’ils proféraient. Il était de la viande pour les chacals, lui disait-on. À Alexandrie on le pousserait dans l’arène et on verrait si ses prières en grec, en hébreu, en latin, en araméen, suffiraient à écarter les fauves, à lui éviter de sentir ses os se briser sous le croc des lions.
    Je regardais son dos nu strié par les coups de fouet qu’il avait reçus durant le siège. Combien des cinq mille esclaves juifs qui avaient porté la terre, les pierres, l’eau et les victuailles avaient-ils survécu ?
    Une centaine d’entre eux marchaient à l’arrière de la colonne, chargés comme des bêtes de somme, frappés comme elles, et certains s’effondraient, poussés du pied par leurs gardiens sur les bords de la piste sans qu’on leur accordât la grâce de les tuer d’un coup de javelot. Ils allaient agoniser lentement, déchiquetés par les chacals et les hyènes dont j’apercevais les silhouettes furtives au sommet des reliefs entre lesquels s’étirait la piste.
     
    Puis l’horizon s’est ouvert, la piste s’est élargie, longeant le rivage et la mer aussi grise que le sable.
    Nous entrions dans le delta et je reconnus les villages égyptiens, ces entassements de cubes jaunes parmi lesquels couraient les chiens. Les cohortes ont rejoint le camp de la légion et nous avons poursuivi notre route jusqu’à la porte Canopique, chevauchant lentement dans ce quartier de blanches et vastes demeures entourées de jardins.
    J’ai retrouvé celle de Ben Zacchari, dissimulée par les massifs de lauriers que dominaient, nonchalants, les palmiers bercés par la brise de mer.
    Nous avons été aussitôt cernés par une dizaine d’esclaves armés de gourdins et de javelots.
    Je me suis avancé cependant que, dans le chariot, les deux femmes et les enfants se redressaient. Anan, qui avait sauté à terre, fut entouré d’esclaves menaçants, leurs armes brandies. J’ai crié et c’est alors que Ben Zacchari est sorti de sa demeure.
     
    Je l’ai reconnu au son de sa voix, à l’intensité de son regard, mais son visage était si amaigri, son corps si voûté, que j’ai craint un instant de m’être trompé.
    Il est venu à moi bras tendus, mains ouvertes, et il émanait de lui tant de désespoir que j’ai su d’emblée que sa fille Léda était morte.
    Il m’a saisi les poignets.
    — Elle m’a parlé de toi, a-t-il murmuré.
    J’étais si ému que je n’ai pu lui répondre, montrant les deux femmes, les enfants, Anan.
    — Accueille-les, ai-je dit. Ce sont des survivants.
    Il a baissé la tête.
    — Léda est venue, a-t-il repris comme s’il ne m’avait pas entendu. J’ai cru qu’elle était sauvée. Puis les sicaires qui avaient fui la Judée sont arrivés. Ils ont voulu nous entraîner dans une nouvelle folie. Ils ont égorgé ceux qui résistaient. S’ils ne m’ont pas tué, c’est que Léda m’a protégé en se joignant à eux. Elle a péri à leurs côtés. Mais Dieu lui a évité les supplices.
     
    Il m’a entraîné dans sa demeure et je suis entré dans ces pièces fraîches et sombres comme on retrouve des souvenirs.
    Nous nous