TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
coup dans les bois. Le bruit sembla d'abord rouler avec fracas sur les deux rives du fleuve ; puis il s'éloigna en grondant jusqu'à ce qu'il fût entièrement perdu dans la profondeur des forêts environnantes. On eût dit un long et formidable cri de guerre que poussait la civilisation dans sa marche.
Un soir en Sicile, il nous arriva de nous perdre dans un vaste marais qui occupe maintenant la place où jadis était bâtie la ville d'Hymère ; l'impression que fit naître en nous la vue de cette fameuse cité devenue un désert sauvage fut grande et profonde. Jamais nous n'avions rencontré sur nos pas un plus magnifique témoignage de l'instabilité des choses humaines et des misères de notre nature. Ici c'était bien encore une solitude, mais l'imagination, au lieu d'aller en arrière et de chercher à remonter vers le passé, s'élançait au contraire en avant et se perdait dans un immense avenir. Nous nous demandions par quelle singulière permission de la destinée, nous qui avions pu contempler les ruines d'empires qui n'existent plus et marcher dans des déserts de fabrique humaine, nous, enfants d'un vieux peuple, nous étions conduits à assister à l'une des scènes du monde primitif et à voir le berceau encore vide d'une grande nation.
Ce ne sont point là les prévisions plus ou moins hasardées de la sagesse. Ce sont des faits aussi certains que s'ils étaient accomplis. Dans peu d'années ces forêts impénétrables seront tombées. Le bruit de la civilisation et de l'industrie rompra le silence de la Saginaw. Son écho se taira... Des quais emprisonneront ses rives, ses eaux qui coulent aujourd'hui ignorées et tranquilles au milieu d'un désert sans nom seront refoulées dans leur cours par la proue des vaisseaux. Cinquante lieues séparent encore cette solitude des grands établissements européens et nous sommes peut-être les derniers voyageurs auxquels il ait été donné de la contempler dans sa primitive splendeur, tant est grande l'impulsion qui entraîne la race blanche vers la conquête entière du Nouveau Monde.
C'est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d'un changement prochain et inévitable qui donne suivant nous aux solitudes de l'Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. On les voit avec un plaisir mélancolique ; on se hâte en quelque sorte de les admirer. L'idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux superbes images que la marche triomphante de la civilisation fait naître. On se sent fier d'être homme et l'on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que Dieu nous a accordé sur la nature. L'âme est agitée par des idées, des sentiments contraires, mais toutes les impressions qu'elle reçoit sont grandes et laissent une trace profonde.
Nous voulions quitter Saginaw le lendemain 27 juillet ; mais un de nos chevaux ayant été blessé par sa selle, nous nous décidâmes à rester un jour de plus. Faute d'autre manière de passer le temps nous fûmes chasser dans les prairies qui bordent la Saginaw au-dessous des défrichements. Ces prairies ne sont point marécageuses comme on pourrait le croire. Ce sont des plaines plus ou moins larges où le bois ne vient point quoique la terre soit excellente. L'herbe y est dure et haute de trois à quatre pieds. Nous ne trouvâmes que peu de gibier et revînmes de bonne heure. La chaleur était étouffante comme à l'approche d'un orage et les moustiques plus gênants encore que de coutume. Nous ne marchions qu'environnés par une nuée de ces insectes auxquels il fallait faire une guerre perpétuelle. Malheur à celui qui était obligé de s'arrêter. Il se livrait alors sans défense à un ennemi impitoyable. Je me rappelle avoir été contraint de charger mon fusil en courant, tant il était difficile de tenir un instant en place.
Comme nous traversions à notre retour la prairie, nous remarquâmes que le Canadien qui nous servait de guide suivait un petit sentier tracé et regardait avec le plus grand soin la terre avant d'y poser le pied. « Pourquoi donc prenez-vous donc tant de précautions, lui dis-je ; avez-vous peur de vous mouiller ? - Non, répondit-il. Mais j'ai pris l'habitude quand je traverse les prairies de regarder toujours où je mets le pied afin de ne pas marcher sur un serpent à sonnettes. - Comment diable, repris-je, en sautant dans le sentier, est-ce qu'il y a ici des
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