TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
Régime et la Révolution,
volume I, pp. 249-250.]
À quelques pas de cet homme habite un autre Européen qui, soumis aux Mêmes difficultés, s'est roidi contre elles.
Celui-ci est froid, tenace, impitoyable argumentateur ; il s'attache à la terre, et arrache à la vie sauvage tout ce qu'il peut lui ôter. Il lutte sans cesse contre elle, il la dépouille chaque jour de quelques-uns de ses attributs. Il transporte, pièce à pièce, dans le désert ses lois, ses habitudes, ses usages et, s'il se peut, jusqu'aux moindres recherches de sa civilisation avancée. L'émigrant des États-Unis n'estime de la victoire que ses résultats-, il tient que la gloire est un vain bruit et que l'homme ne vient au monde que pour y acquérir l'aisance et les commodités de la vie. Brave pourtant, mais brave par calcul, brave parce qu'il a découvert qu'il y avait plusieurs choses plus difficiles à supporter que la mort. Aventurier entouré de sa famille et qui cependant prise peu les plaisirs intellectuels et les charmes de la vie sociale.
Placé de l'autre côté du fleuve, au milieu des roseaux de la Saginaw, l'Indien jette de temps en temps un regard stoïque sur les habitations de ses frères d'Europe.
N'allez pas croire qu'il admire leurs travaux, ou envie leur sort. Depuis bientôt trois cents ans que le sauvage de l'Amérique se débat contre la civilisation qui le pousse et l'environne, il n'a point encore appris a connaître et à estimer son ennemie. Les générations se succèdent en vain chez les deux races. Comme deux fleuves parallèles, elles coulent depuis trois cents ans- vers un abîme commun ; un espace étroit les sépare, mais elles ne mêlent point leurs flots. Ce n'est pas toutefois que l'aptitude naturelle manque à l'indigène du Nouveau Monde mais sa nature semble repousser obstinément nos idées et nos arts.
Couché sur son manteau au milieu de la fumée de sa hutte, l'Indien regarde avec mépris la demeure commode de l'Européen ; pour lui, il se complaît avec orgueil dans sa misère, et son cœur se gonfle et s'élève, aux images de son indépendance barbare. Il sourit amèrement en nous voyant tourmenter notre vie pour acquérir des richesses inutiles. Ce que nous appelons industrie, il l'appelle sujétion honteuse. Il compare le laboureur au bœuf qui trace péniblement son sillon. Ce que nous nommons les commodités de la vie, ils les nomme des jouets d'enfants ou des recherches de femmes. Il ne nous envie que nos armes. Quand l'homme peut abriter la nuit sa tête sous une tente de feuillage, quand il trouve à allumer du feu pour chasser les moustiques en été et se garantir du froid en hiver, lorsque ses chiens sont bons et la contrée giboyeuse, que saurait-il demander de plus à l'Être éternel ?
A l'autre bord de la Saginaw, près des défrichements européens et pour ainsi dire sur les confins de l'ancien et du Nouveau Monde s'élève une cabane rustique plus commode que le wigwam du sauvage, plus grossière que la maison de l'homme policé.
C'est la demeure du métis. Lorsque nous nous présentâmes pour la première fois à la porte de cette hutte à demi civilisée, nous fûmes tout surpris d'entendre dans l'intérieur une voix douce qui psalmodiait sur un air indien les cantiques de la pénitence. Nous nous arrêtâmes un moment pour écouter. Les modulations des sons étaient lentes et profondément mélancoliques ; on reconnaissait aisément cette harmonie plaintive qui caractérise tous les chants de l'homme au désert.
Nous entrâmes. Le maître était absent. Assise au milieu de l'appartement, les jambes croisées sur une natte, une jeune femme travaillait à faire des mocassins ; du pied elle berçait un enfant dont le teint cuivré et les traits annonçaient la double origine. Cette femme était habillée comme une de nos paysannes, sinon que ses pieds étaient nus et que ses cheveux tombaient librement sur ses épaules. En nous apercevant elle se tut avec une sorte de crainte respectueuse. Nous lui demandâmes si elle était Française. « Non, répondit-elle en souriant. - Anglaise ? - Non plus, dit-elle ; elle baissa les yeux et ajouta : Je ne suis qu'une sauvage. » Enfant de deux races, élevé dans l'usage de deux langues, nourri dans des croyances diverses et bercé dans des préjuges contraires, le métis forme un composé aussi inexplicable aux autres qu'à lui-même. Les
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