TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
mais il est facile d'oublier quelques points ou d'être mal compris dans de pareilles explications. C'est ce que nous ne manquâmes pas d'éprouver ce jour-là. On nous avait parlé de deux chemins, il s'en trouvait trois ; il est vrai que parmi ces trois chemins, il en était deux qui se réunissaient plus haut en un seul, comme nous le sûmes depuis, mais nous l'ignorions alors et notre embarras était grand.
Après avoir bien examiné, bien discuté, nous fîmes comme presque tous les grands hommes et agîmes à peu près au hasard. Nous passâmes le mieux que nous pûmes le fleuve à gué et nous nous enfonçâmes rapidement vers le sud-ouest. Plus d'une fois le sentier nous parut près de disparaître au milieu du taillis ; dans d'autres endroits le chemin nous paraissait si peu fréquenté que nous avions peine à croire qu'il conduisît autre part qu'à quelque wigwam abandonné. Notre boussole, il est vrai, nous montrait que nous marchions toujours dans notre direction. Toutefois nous ne fûmes complètement rassurés qu'en découvrant le lieu où nous avions dîné trois jours auparavant. Un pin gigantesque dont nous avions admiré le tronc déchiré par le vent, nous le fit reconnaître. Nous n'en continuâmes pas cependant notre course avec moins de rapidité, car le soleil commençait à baisser. Bientôt nous parvînmes à la clairière qui précède d'ordinaire les défrichements et comme la nuit commençait à nous surprendre nous aperçûmes la rivière Flint. Une demi-heure après, nous nous trouvâmes à la porte de notre hôte. Cette fois l'ours nous accueillit comme de vieux amis et ne se dressa sur ses pieds que pour célébrer sa joie de notre heureux retour.
Durant cette journée tout entière nous ne rencontrâmes aucune figure humaine. De leur côté les animaux avaient disparu ; ils s'étaient retirés sans doute sous le feuillage pour fuir la chaleur du jour. Seulement de loin en loin nous découvrions à la sommité dépouillée de quelque arbre mort, un épervier qui, immobile sur une seule patte et dormant tranquillement aux rayons du soleil, semblait sculpté dans le bois même dont il avait fait son appui.
C'est au milieu de cette profonde solitude que nous songeâmes tout à coup à la Révolution de 1830 dont nous venions d'atteindre le premier anniversaire. Je ne puis dire avec quelle impétuosité les souvenirs du 29 juillet s'emparèrent de notre esprit. Les cris et la fumée du combat, le bruit du canon, les roulements de la mousqueterie, les tintements plus horribles encore du tocsin, ce jour entier avec son atmosphère enflammée semblait sortir tout à coup du passé et se replacer comme un tableau vivant devant moi. Ce ne fut là qu'une illumination subite, un rêve passager. Quand, relevant la tète, je portai autour de moi mes regards, l'apparition s'était déjà évanouie ; mais jamais le silence de la forêt ne m'avait paru plus glacé, ses ombrages plus sombres, ni sa solitude si complète.
[Sur les grands lacs et aux chutes du Niagara]
31 juillet. - Arrivée à Détroit. [Voir Voyages I, p. 172 et suivantes.], Promenade le soir sur le quai. Rencontre d'un de nos passagers de l’Ohio. Il nous apprend que le Supérieur va arriver, allant à Green Bay. Nous changeons immédiatement de résolution nous (nous) déterminons à aller à Green Bay.
1er août. - Nous nous embarquons à 2 heures. Rivière de Détroit. Terres basses et cultivées. Maisons nombreuses. Lac Saint-Clair. Le soir, on danse sur le pont. Gaîté américaine.
2 août. - Le lendemain, nous sommes en vue de [...] situé à la sortie du lac Huron. Nous entrons dans cet immense lac. Le vent devient contraire. Nous avançons au fort et de là à Black River, deux milles plus loin pour chercher du bois. Visite au fort. Tenue des officiers et des soldats. Exercice. Insubordination.
3 août. - À 1 heure je vais pour chasser, dans des marais qui se trouvent de l'autre côté de la Rivière Saint-Clair. Nous allons d'abord au fort. Dans la forêt sur la route, le son d'un tambour sauvage. Des cris. Nous voyons venir huit sauvages tout nus à l'exception d'un petit pagne. (6 enfants, 2 hommes). Barbouillés de la tête aux pieds de couleurs. Les cheveux hérissés, pleins de bouts pendant en queue par derrière. Une massue de bois à la main, sautant comme des diables. Beaux hommes. Dansent pour s'amuser et gagner de l'argent. Nous leur
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