Tourgueniev

avant l'aube, dans une plaine russe? « Vous sortez sur le perron... Au ciel, d'un gris sombre, scintillent encore quelques étoiles; on perçoit le murmure vague et discret de la nuit; les arbres, enveloppés d'ombre, bruissent doucement. Les chevaux de volée frissonnent, s'ébrouent, piaffent avec grâce; lent et silencieux, un couple d'oies blanches, à peine éveillées, traverse le chemin. Vous vous installez; les chevaux s'enlèvent d'un seul élan, la voiture roule avec fracas... Une brume légère flotte au-dessus de l'étang. La fraîcheur vous saisit; vous relevez le col de votre manteau et vous vous laissez aller à une douce somnolence... Cependant l'aurore s'avance; voici déjà au ciel de longues traînées d'or; des vapeurs flottent dans les ravins... Tout est frais, joyeux, plaisant !... Que la poitrine respire librement, que les mouvements ont d'aisance, comme l'être se sent ranimé par la fraîche haleine du printemps !... »
    Pendant ce nouveau séjour à Spasskoïe, Tourguénievprit pour maîtresse une couturière de sa mère, et celle-ci eut de lui une fille, qui fut baptisée Pelageia. Quand Ivan, un peu confus, exprima quelques craintes au sujet du traitement qu'allait recevoir la mère de son enfant : « Que tu es bizarre ! lui écrivit sa mère. Je ne vois aucun mal ni de ton côté, ni du sien. C'est une simple passion physique 8 . » La morale de l'aristocratie russe vers 1840 était fille de celle du dix-huitième siècle français, mais avec un côté patriarcal que n'avait pas connu M me de Merteuil.
    En même temps que cette simple passion physique, Tourguéniev poursuivait un roman métaphysique avec une des sœurs de Bakounine, Tatiana. C'était une fille de vingt-sept ans, enthousiaste, folle d'idéologie. Entre elle et son frère, l'amour fraternel avait pris d'abord un caractère mystique et un peu trouble. Puis l'absence les avait apaisés. Bakounine, à Berlin, avait donné à Tourguéniev une lettre pour sa famille et celui-ci avait été reçu à Premoukhino comme un frère. Déjà il racontait des histoires avec un talent qui frappait les trois vierges ardentes. Tatiana jugea qu'elle rencontrait un futur homme de génie. Mais les rapports de Tourguéniev avec les femmes devaient toujours être marqués d'un double mouvement. Il s'avançait avec passion. La femme croyait en lui et répondait à sa passion. Aussitôt il découvrait qu'il n'était pas fait pour les sentiments violents et même qu'il en avait horreur. Alors il battait en retraite, timidement, et la femme désappointée, découragée, le méprisait.
    Ce fut ce qui arriva avec Tatiana Bakounine. Il avait commencé par lui parler d'amour. Puis, la voyant conquise, il avait aussitôt souhaité faire passer ces relations duplan amoureux sur le plan intellectuel : « Je n'ai jamais aimé une femme plus que vous, lui écrivit-il, et même vous, je ne vous aime pas entièrement et profondément. Pour vous seulement j'aimerais à être un poète, pour vous à qui mon âme est liée d'une façon inexprimable et merveilleuse. Oh ! si par un matin de printemps nous pouvions nous promener sous une longue allée de tilleuls, si je pouvais tenir votre main dans la mienne, et sentir que nos âmes se mêlent, que tout ce qui est médiocre fond pour jamais. »
    Oui, mais ce qui était médiocre ne fondait pas et elle le sentait. Elle avait aimé de tout son cœur, de toute son âme. Elle avait écrit : « Il n'y a pas de plus grande joie pour une femme qu'un tel amour, quand le cœur tout entier tremble dans la poitrine et quand toute l'âme est comme une mer sans fond... » Elle trouva en Tourguéniev, quand elle le connut mieux, un jeune homme distrait, un peu gâté et qui parlait avec légèreté de la vertu. « C'est étrange, dit-elle avec amertume, comme il y a des gens qui peuvent se faire croire à eux-mêmes tout ce qu'ils veulent. Comme les choses les plus sacrées sont des jouets pour eux, comme ils n'hésitent pas à jeter par-dessus bord la vie d'un autre être. Pourquoi ne peuvent-ils pas être honnêtes, sérieux et simples avec eux-mêmes? Ne savent-ils pas ce que sont la vérité et l'amour 9 ? »
    Toute sa vie Tourguéniev devait, dans ses récits, se monter obsédé par le contraste entre un jeune homme nerveux, faible, et une jeune fille passionnée, volontaire; entre un homme qui s'analyse trop et une femme qui, au contraire, s'abandonne courageusement à la vie. Chez Tourguéniev, cet aspect particulier du