Tourgueniev
Sand, se trouvait plus à son aise parmi les Occidentaux. Plus tard, dans son roman Fumée, il railla les slavophiles assez durement. « J'ai visité ce printemps, dit son héros Potouguine, le Palais de Cristal de Londres; dans ce palais, comme vous le savez, sont réunis des spécimens de toutes les inventions, — c'est pour ainsi dire l'encyclopédie de l'humanité. Je me suis promené au milieu de toutes ces machines, de tous ces instruments, de toutes ces statues de grands hommes, et j'ai été saisi par cette pensée : si tout à coup une nation venait à disparaître de la surface du monde, et si en même temps disparaissait de ce palais tout ce que cette nation a inventé, notre bonne petite mère, l'orthodoxe Russie, pourrait s'enfoncer dans le Tartare sans ébranler un seul clou, sans déranger une seule épingle; tout resteraitpaisiblement à sa place, car le samovar, les chaussures d'écorce, le knout, — nos plus importants produits — n'ont même pas été inventés par nous. »
Aux yeux des slavophiles, la civilisation de l'Europe était déjà décadente. La Russie était le seul pays jeune de qui l'on pût encore espérer le salut. Pour les Occidentaux, la Russie était un pays aussi vieux que les autres, mais qui avait mal tourné. Entre les deux groupes, l'hostilité était profonde.
Tout en se sentant plutôt Occidental, Tourguéniev avait peine à prendre parti. En politique comme en amour, la passion n'était pas son fort. Il était de ces observateurs impartiaux qui ne peuvent s'empêcher d'apercevoir des parcelles de vérité dans l'opinion d'un adversaire. Il n'aimait pas la tyrannie des partis et des coteries. « Un cercle, disait-il, remplace les conversations par des discussions, entraîne les hommes à des bavardages vains... Il leur fait perdre la fraîcheur et la fermeté virginale de leur âme. Un cercle, c'est la monotonie et l'ennui sous le nom d'amitié et de fraternité. C'est un mélange de malentendus et de médisances sous prétexte de franchise et de sympathie. » Mais, tout en analysant avec une impitoyable exactitude les défauts des cercles, il fréquentait assez volontiers les plus avancés d'entre eux.
***
Pendant la saison d'hiver 1843-1844, l'Opéra italien, depuis longtemps banni de Pétersbourg, fut rouvert. Parmi les chanteuses vint Pauline Viardot qui, jeune fille, avait été Pauline Garcia. Elle appartenait à une famille qui était la musique même. Son père, ManuelGarcia, avait été un grand ténor espagnol. Quand Pauline avait chanté pour la première fois, sa sœur Maria Felicia, la Malibran, était morte depuis trois ans. Mus-set, qui l'avait aimée, avait cru retrouver sa voix dans celle de la jeune sœur. Il avait même courtisé celle-ci, mais « l'ingrate Pauline » l'avait écarté et avait épousé Louis Viardot, le directeur de l'Opéra italien de Paris. C'était un mariage arrangé par George Sand, qui aimait beaucoup Pauline et se servit certainement d'elle comme modèle pour sa Consuelo. Pauline Viardot n'était pas belle. Avec son dos voûté, ses yeux saillants, ses traits forts, elle était même assez laide, mais c'était une laideur attachante. Henri Heine la comparait à un monstrueux paysage exotique. Le jour de ses fiançailles avec Viardot, un peintre belge avait dit au futur mari : « Elle est atrocement laide mais, si je la revois, je l'aimerai 11 . »
Son succès à Pétersbourg fut immense. On ne parla plus que de l'Opéra italien. Les étudiants traversaient la Néva, au risque de leur vie, sur la glace encore mal prise, pour être certains d'avoir des places et d'entendre « l'incomparable Viardot ».
Le 1 er novembre 1843, Tourguéniev lui fut présenté. Ce jour devint pour lui un jour sacré, qu'il célébrait chaque année. Elle ne pouvait alors le considérer comme un homme bien intéressant. On avait dû lui dire que c'était un bon chasseur et un mauvais poète, mais l'assiduité est, aux yeux des femmes, une grande vertu, et Tourguéniev fut si fidèle qu'il finit par être admis chaque soir, après la représentation, dans la loge de la chanteuse. Sur le parquet de cette loge était une grande peau d'ours blanc. Pauline, vêtue d'un peignoir blanc,s'asseyait au centre. Le droit de s'asseoir près d'elle, sur une des pattes, était un grand honneur. Les pattes de l'ours avaient été attribuées à quatre hommes, un général, un comte, le fils du directeur du Théâtre Impérial et le bienheureux Tourguéniev.
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