Tourgueniev
seulement la nature, mais la poésie. Dans une belle nouvelle, Pounine et Babourine, il a décrit un personnage de serf, amateur de poésie, avec lequel il allait s'asseoir sur l'herbe et qui lui lisait des vers.
Des lettres publiées récemment en Russie montrent que le colonel Tourguéniev s'occupait, lui aussi, de l'éducation de ses enfants. Presque toutes sont adressées au fils aîné, Nicolas, mais elles nous révèlent un personnage moins froid et moins distant que le héros du Premier amour. Serge Nicolaïevitch Tourguéniev s'informait de la vie de ses enfants : « Tu sais sûrement combien tes études m'intéressent... Ne m'écris pas simplement : "Les professeurs sont très contents; j'essaie de me souvenir de tes ordres", mais écris-moi sur chaque sujet séparément. Par exemple : en français, en allemand : tu étudies ceci; en latin : N°, N°...; en russe : cela... De même en géographie, en histoire : nous lisons telle page; enfin, en mathématiques, nous apprenons cela, et ainsi de suite pour tous les sujets qu'on t'enseigne. N'oublie pas non plus la musique. » Point très important, puisqu'il s'agit de la formation d'un écrivain : Serge Nicolaïevitch, différent en cela de la plupart des hommes de ce temps, souhaitait que ses fils écrivissent parfaitement en russe : « Vous m'écrivez constamment en français ou en allemand. Pourquoi méprisez-vous votre langue naturelle?... Il est temps, il est grand temps ! Rien savoir, non seulement parler, mais écrire une lettre en russe, c'est indispensable. Pour y arriver, vous pourriez m'écrire vos journaux de la façon suivante : le lundi en français, le mardi en allemand, le mercredi en russe, et ainsi de suite, tour à tour. »
Vers 1827, la famille partit pour Moscou où Ivan fit ses études. Moscou était alors une ville d'une extraordinaire poésie. L'hiver, sur la neige blanche des rues, on n'entendait que le pas ouaté des chevaux et le chuchotement des traîneaux. Les églises peintes, aux coupoles dorées qui brillaient au-dessus du silence, hantèrent Tourguéniev, toute sa vie. A quatorze ans, c'étaitun garçon doux, faible, rêveur, qui aimait les vers et la littérature. Il était très grand, un peu courbé. Il entra à l'Université. On lui fit signer un papier affirmant qu'il n'appartenait à aucune société secrète. Il signa. Pourtant, par réaction contre sa famille, il était républicain et accrochait dans sa chambre un portrait de Fouquier-Tinville. Autour de lui, ses camarades se croyaient révolutionnaires. A l'Université de Moscou, les propriétaires de serfs n'étaient jamais comparés qu'à des tigres ou à des serpents. Tout le jour, à la sortie des cours, dans les chambres d'étudiants, autour du samovar, on parlait. On avait un goût incroyable pour les discussions théoriques. « Transportez-vous dans une assemblée de cinq à six jeunes gens, une seule bougie les éclaire; on sert du thé éventé et des gâteaux rassis; mais jetez un retard sur tous nos visages, écoutez nos discours. L'enthousiasme brille dans tous les yeux, les figures s'enflamment, les cœurs palpitent. Nous parlons de Dieu, de la vérité, de l'avenir, de l'humanité, de la poésie. Plus d'une opinion naïve ou hasardée se fait jour; plus d'une folie, plus d'une erreur excitent l'enthousiasme; mais où est le mal? Rappelez-vous la triste et sombre époque où cela se passait. »
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De Moscou, Tourguéniev fut envoyé à l'Université de Pétersbourg, que l'on croyait plus sérieuse. Là l'enseignement était donné d'après les méthodes allemandes et Tourguéniev, comme tous ses camarades, traversa une période d'excitation métaphysique. La mode était à Goethe et surtout à Hegel. Le vocabulaire philosophique enveloppait d'une obscurité sainte lesactes les plus simples. Les étudiants allaient à Sokolenki « s'adonner au sentiment panthéistique de leur unité avec le cosmos 4 ».
A dix-sept ans, il commença une autobiographie : « Je viens d'avoir dix-sept ans. Je veux écrire tout ce que je sais de moi-même, ma vie tout entière. Pourquoi est-ce que je le fais? Pour deux raisons : d'abord je viens de lire les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, et cela m'a donné l'idée d'écrire les miennes. Ensuite, ayant maintenant conté ma vie, je ne toucherai plus à ce cahier jusqu'à l'âge de cinquante ans, et certainement il me sera alors agréable de retrouver ce que je pensais et rêvais aujourd'hui. Ayant ainsi composé mon
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