Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
l’appel fut terminé, on nous donna l’ordre de nous préparer à être évacués. Puis on se dispersa.
Une animation inhabituelle régnait partout. Dans un état d’indescriptible agitation, mais aussi d’euphorie, chacun s’efforçait de s’organiser en vue d’un transport dans un froid glacial, prélevant dans le secteur du camp « Canada », principalement, des vêtements destinés à la désinfection et même des haillons qui pouvaient encore tenir chaud, et des souliers éculés. À la tombée du jour, on fit irruption dans la boulangerie. Sur la place près de la porte d’entrée du camp où se tenait l’orchestre, on faisait un feu de joie avec le fichier des détenus. Avant le grand départ, une énorme confusion régnait partout.
On entendait au loin le grondement incessant des canons et des éclairs livides zébraient sans arrêt le sombre horizon à l’est. En de nombreux endroits se percevaient distinctement les tirs de la D.C.A. C’était vraiment le commencement de la fin. Le III e Reich s’effondrait.
On nous donna alors avant minuit le signal de la retraite. Inoubliable instant. Dehors, la neige ne cessait de tomber, le froid était mordant. Nous formions une longue colonne de marche encadrée sur la droite et sur la gauche par des S.S. en armes. Selon mon estimation, 20 000 détenus environ furent évacués pendant la nuit. La neige crissait sous nos pas et un vent glacial soufflait sur nous. Où allions-nous et qu’allions-nous devenir ?
Nous marchâmes ainsi pendant plusieurs jours au cours d’étapes entrecoupées d’assez longues pauses, jusqu’à Loslau, où l’on nous fit monter dans des wagons couverts. Pour un grand nombre d’entre nous, cette marche, sous un froid terrible, sans le réconfort d’une soupe et de boissons chaudes, sans vêtements suffisants, fut mortelle. Les détenus physiquement affaiblis et les malades s’écroulèrent sur la route dès les premières heures de l’évacuation. Ceux qui ne pouvaient suivre et tombaient inanimés dans la neige étaient aussitôt abattus et abandonnés sur place. À la faveur de la nuit, seuls quelques rares détenus parvinrent à s’enfuir.
Pour ma part je n’arrivais pas encore à réaliser que j’avais réellement quitté Auschwitz et n’étais pas sûr de ne pas rêver. Comment avions-nous pu, nous, les derniers témoins du commando spécial, échapper au massacre ? Je ne trouvais aucune explication. Peut-être l’avance de l’armée Rouge avait-elle affolé la direction du camp au point de nous avoir oubliés ; peut-être avait-elle fait acte d’obéissance passive, à la suite de l’ordre du Reichsführer d’arrêter l’anéantissement des juifs.
J’en revenais toujours à la même conclusion : jamais je n’aurais fait partie de cette colonne d’évacuation si ma volonté de survie n’avait pas été si ancrée en moi et si je n’avais pas eu également la chance inouïe de ne pas succomber au cours des nombreuses « sélections » dans le commando spécial. Mais je me souvenais aussi sans cesse des jeunes filles tchèques qui m’avaient arraché à la chambre à gaz alors que j’avais perdu tout espoir et abandonné la partie.
L’idée que dans un avenir assez proche j’allais redevenir un homme libre me paraissait impossible. J’essayais de m’imaginer ce que pouvait être le monde sans barbelés, sans bourreaux, sans chambres à gaz, sans crématoires, sans hécatombes de cadavres. Je me demandais également comment réagiraient mes semblables lorsque je leur raconterais ce que j’avais vécu.
Notre transfert de Loslau vers Mauthausen, qui eut lieu en wagons à bestiaux, par un froid insupportable, dura plusieurs jours. Il était strictement interdit de quitter les wagons. Ne recevant aucune nourriture, plusieurs d’entre nous périrent de faim et de froid pendant le trajet. D’autres tentèrent de s’enfuir en sautant du train pendant la nuit en dépit du risque de se rompre les os, et aussi d’être abattus par les S.S. armés jusqu’aux dents qui disposaient en plus de projecteurs mobiles à l’aide desquels ils fouillaient sans cesse la campagne environnante.
Lorsque enfin cet épuisant voyage se termina dans la petite gare de Mauthausen en Basse-Autriche, nous fûmes conduits dans un camp de concentration voisin. En en franchissant le seuil, nul ne pouvait dire combien de détenus avaient fui, avaient péri ou avaient été abattus depuis le départ
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