Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz

PRÉFACE
    Le livre de Filip Müller est d’abord, unique en ceci qu’il n’aurait jamais dû exister. Membre du commando spécial (Sonderkommando) d’Auschwitz, et à ce titre témoin direct pendant près de trois ans de l’anéantissement du peuple juif d’Europe, Filip Müller était lui-même promis à la mort. La règle voulait en effet que les commandos spéciaux formés dans chacun des camps d’extermination soient périodiquement liquidés afin que nulle trace ne demeure : ni celle des victimes incinérées dans les fours à haute pression des crématoires ou sur les bûchers à l’air libre qui aux époques de pointe flambaient nuit et jour jusqu’au ciel, ni celle des jeunes juifs dont c’était précisément la tâche atroce de réduire en cendres les corps fraîchement gazés de leurs plus proches parents, avec tous ceux des hommes, des femmes et des enfants de leur peuple, cendres qu’ils dissipaient ensuite dans les eaux de la Vistule, de la Sola, du Bug ou de la Ner. Mais ce n’était pas assez pour qu’un pareil livre accède à l’existence que Filip Müller ait échappé par miracle aux cinq liquidations organisées du commando spécial d’Auschwitz, à toutes les liquidations de caprice qui, au fil des années, décimèrent ses camarades, pas assez que les gardes S.S. le chassent de la chambre à gaz où il s’était caché pour mourir avec les siens. La survie même de Filip Müller n’assurait pas qu’il écrirait un jour pour rapporter ce qu’il avait vu et vécu : car cette expérience-là est à peine transmissible. Les rescapés des commandos spéciaux sont aujourd’hui une poignée, dispersés dans le monde : je sais, pour les avoir presque tous connus, qu’ils sont murés dans un inentamable silence et qu’il faut, quand on s’acharne à leur arracher des lambeaux de vérité, courir le risque de les briser. Ce n’est pas un hasard si Filip Müller a attendu trente ans avant de se résoudre à écrire : la décision à soi seule était héroïque parce qu’il avait pris le parti de tout dire et qu’il savait ne pouvoir le faire qu’en acceptant de payer le prix le plus haut : revivre tout. Ce livre hallucinant est le livre d’un halluciné : chaque épisode y est marqué du sceau du vrai et de la plus absolue présence parce que l’écrivant Filip Müller a remis pour ainsi dire une deuxième fois et ligne après ligne sa propre vie en jeu. Il y a un an, alors que le livre était déjà publié en Allemagne et aux États-Unis, j’ai vu moi-même Filip s’effondrer en présence de sa femme et de son fils tandis qu’il me racontait – mais devant une caméra cette fois – les derniers instants des juifs tchèques du « camp des familles » de Birkenau : le passé ressuscitait avec tant de violence que toute distance s’abolissait, c’était un présent pur, le contraire même du souvenir.
    Mais Filip Müller a conscience d’être le témoin unique de l’extermination du peuple juif dans les crématoires d’Auschwitz, et c’est ce qui lui a insufflé la force de parler : il se sait mandaté. Au moment où l’histoire vivante se change en histoire morte, où la vérité se travestit en légende quand elle n’est pas simplement falsifiée et niée, la parution de son livre revêt une importance essentielle. Il répond en effet à tous ceux qui, érigeant leur ignorance, leur refus de s’informer, leur mauvaise foi et leur antisémitisme masqué en motifs de méfiance « révisionniste », posent aujourd’hui avec des ricanements d’esprits forts la question du « comment » de ce « pourquoi », autrement dit celle de la possibilité technique d’un pareil massacre de masse. N’ayant pas le courage de proclamer carrément : « tout ceci est une fable », et sous couvert d’investigation scientifico-matérialiste, ils s’attaquent à ce qu’ils croient être le maillon faible de la chaîne – la technique – pour jeter le doute sur la réalité de l’extermination. Là-dessus cent mille livres déjà, qu’ils n’ont pas lus, avaient pourtant été écrits, la littérature holocaustienne, abyssale comme l’Holocauste lui-même, présentait les preuves les plus irréfutables : les archives intactes de la bureaucratie nazie, celles de Korrherr, le statisticien personnel de Himmler, les factures, les bons de commande, les noms des firmes qui construisirent les installations de mort, qui livrèrent par tonnes les cristaux