Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
de gaz Zyklon B, les quarante-deux volumes des procès de Nuremberg, les actes des centaines de procès qui suivirent, ceux du procès Eichmann, les confessions des tueurs ou les mémoires des survivants, pour ne rien dire de l’admirable et colossale historiographie américaine et israélienne auprès de laquelle la française fait figure d’abécédaire. J’en passe. Mais puisqu’il faut parler technique, Filip Müller, le plus humain des humains, fut lui-même un technicien de la mort de masse : il a participé à toutes les opérations de la phase ultime du procès de destruction : il a chauffé les quarante-cinq fours géants – orgueil des établissements « Topf und Sohn » d’Erfurt – des crématoires II, III, IV et V de Birkenau, il les a réparés, nettoyés, tisonnés pour en évacuer la suie grise qui s’y déposait après chaque « action » ; il a placé les cadavres – trois par trois tête-bêche, un plus gras un plus maigre – sur des glissières qu’il enfournait, arc-bouté, dans les gueuloirs incandescents ; et quand « Topf und Sohn », qui n’avait jamais prévu pareille « surchauffe », n’y suffisait pas, quand la terre réfractaire des fours ne tenait pas les cadences folles imposées à partir du 15 mai 1944 par l’arrivée massive des juifs de Hongrie et la nécessité d’en exterminer 450 000 en 55 jours, Filip Müller a édifié les bûchers dans les fosses ouvertes tout autour du crématoire V : une couche de cadavres, une couche de bois, une couche de cadavres, disposées selon les règles de l’art afin que l’air circule librement ; il a vu l’Oberscharführer Moll arpenter pensivement le fond des fosses et, trouvant soudain la solution de son problème, faire creuser des rigoles d’une pente constante pour que puisse s’évacuer la graisse juive en fusion ; il a vu aussi les corps, vifs encore deux heures plus tôt, se redresser soudain et comme reprendre allure sous le fouet des flammes ; dans les salles souterraines des crématoires II et III (et par crématoire – en allemand Krematorium – il faut entendre le complexe indissociable chambres à gaz-fours), antichambres des chambres à gaz proprement dites et perpendiculaires à celles-ci, vastes comme des halls de gare ou d’exposition, avec leurs panneaux fléchés et leurs inscriptions en toutes les langues, il a été le témoin des derniers moments de millions des nôtres : condamné lui-même à un absolu mutisme (chaque fois qu’un membre du commando spécial avertissait les victimes, il était aussitôt ligoté et jeté vivant dans un four), il les a regardés se dévêtir lentement, hommes, femmes et enfants mêlés, vieux et jeunes, se dénuder pleins de pudeur et de honte, affolés de soupçon et d’angoisse.
Et c’est bien là pour nous le plus bouleversant : car la simple mention « déporté et mort à Auschwitz » n’est qu’une abstraction comme l’est le chiffre de « six millions ». La raison d’être et la fin d’Auschwitz étaient l’extermination, tout y concourait : les installations de mort de Birkenau (appelé encore Auschwitz II) furent édifiées dans ce seul dessein. Il n’est pas possible de donner au Müller près le nombre exact de ceux qui périrent dans les chambres à gaz de Birkenau (les estimations les plus sérieuses tournent autour de trois millions et demi), mais par extermination il faut entendre essentiellement celle du peuple juif. Quatre-vingt-quinze pour cent des gazés de Birkenau étaient des juifs, les autres furent des tziganes (dix mille d’entre eux ont été asphyxiés en août 1944 dans les crématoires II et V et Filip Müller donne de leur mort une relation insoutenable) et des prisonniers de guerre soviétiques. Beaucoup encore ont perdu la vie à Auschwitz même et dans les dizaines de sous-camps satellites qui gravitèrent autour du camp principal : prisonniers politiques polonais et allemands exécutés d’une balle dans la nuque contre le mur noir de la cour du bloc 11 ou dans une salle d’un des crématoires quand il n’était pas en fonction, simples paysans arrêtés pour marché noir et liquidés par la gestapo de Kattowitz qui venait chaque semaine officier à Auschwitz, détenus ordinaires qui s’éteignaient de faim et de misère, juifs et juives encore des commandos extérieurs comme la centaine de juives françaises de Budy, éventrées ou décapitées à la hache par Elfriede
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