Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
cinq. Alors, commença ce que l’on appelait à Auschwitz une « séance sportive ».
« Au pas de course ! Au pas ! Au pas ! Couchez-vous ! Debout ! Au pas ! Au pas ! Couchez-vous ! Rampez ! Debout ! En avant ! Sautez ! Au pas de course ! Au pas ! Au pas ! Demi-tour ! Au pas ! Au pas ! » Traqués comme des bêtes à la chasse, ces malheureux se jetaient à terre, se traînaient, se relevaient, sautaient les bras tendus, couraient en haletant et se bousculaient pour esquiver les coups qui pleuvaient sans cesse. Sous l’effort, leurs visages étaient devenus écarlates, la sueur ruisselait sur leurs fronts et sur leurs nez, se mélangeant au sang qui coulait de leurs blessures. Ceux qui restaient étendus sur le sol étaient voués à une mort certaine. D’un coup de gourdin en caoutchouc et, s’il le fallait, en s’y reprenant à plusieurs fois, on les assommait sur place. Aussi, de nombreux prisonniers s’abandonnaient à ce sort. Une fois de plus, la moitié d’entre eux gisaient inanimés sur le sol après vingt minutes de « séance sportive » : « Au pas ! Au pas de course ! Au pas ! Au pas ! Couchés ! Debout ! Au pas ! Au pas ! Sautez ! En avant, marche ! Au pas ! Couchés ! Rampez ! » Les commandements se succédaient, sans arrêt, brutalement. Les rescapés s’efforcèrent d’exécuter les ordres, mais peu à peu les détenus en uniforme zébré s’effondrèrent, inanimés. Leurs bourreaux les rouèrent de coups. Vacek laissait son regard féroce planer sur cette semence de mort. Puis il essuya son front en sueur. Il paraissait satisfait de son travail, un rictus haineux se dessina sur son visage, ses yeux brillèrent d’une lueur menaçante. Visiblement il réservait le même sort à chacun de nous. Il dirigea son regard sur la gauche comme si rien d’anormal ne se passait. C’est là que l’on rassemblait les corps en les allongeant sur le dos, les uns à côté des autres. Leurs mains étaient croisées sur la poitrine et leur regard éteint fixait le ciel. Vacek et ses acolytes se détournèrent avec satisfaction, leur tâche était achevée.
Pendant tout ce temps, le Rottenfuhrer [1] Schlage, un S.S., avait fait comme s’il n’était pas directement concerné par cette activité meurtrière. Il avait disparu à l’intérieur du bloc, pour surgir de temps en temps au haut de l’escalier. De là il surveillait comme distraitement Vacek. En réalité, il s’assurait que son zèle ne se relâchait pas. Sans quoi, il eût pris l’affaire en main et montré comment on savait « pratiquer le sport » à Auschwitz.
*
Il ne s’était guère écoulé plus de trois semaines depuis mon arrivée au camp. J’étais dans les rangs lorsque j’entendis comme un murmure. Je n’y prêtai pas attention sur le moment car je m’efforçais de ne pas tomber. Je me figurais alors avec naïveté qu’en accomplissant exactement les ordres on pouvait alléger ce supplice infernal. Imperceptible au début, ce murmure devint un soliloque nettement intelligible : « Mon Dieu ! où sommes-nous donc ?… Des prisonniers abattus par leurs semblables !… Les chefs doivent ignorer ce qui se passe ici !… Je proteste !… » Mais une nouvelle série de commandements interrompit le monologue. « Garde à vous ! Les casquettes sur la tête ! Otez les casquettes ! Plus vite ! » Puis Vacek se précipita sur quatre autres détenus dans les rangs, qui bientôt vinrent s’ajouter au tas de cadavres. « Non, c’est impensable… Tout ceci est effroyable… On assassine ici des innocents… » Je regardai autour de moi pour me rendre compte d’où venait ce murmure ; savoir qui prononçait ces paroles. Enfin je constatai que c’était le D r Albert Paskus. Il était originaire de Sered, ma ville natale. C’était un honnête homme, un avocat dynamique apprécié, spécialiste de la littérature juive. Il s’efforçait en toute occasion d’atténuer les rigueurs de la loi envers les pauvres gens. Nous étions l’un et l’autre à Auschwitz depuis moins d’un mois. Il appartenait à cette catégorie de personnes qui ont du mal à prendre clairement conscience de la dure réalité. Il n’avait pas encore compris que les valeurs morales et les principes d’humanité qui constituent la base de la civilisation étaient lettre morte à Auschwitz. Paskus était fermement convaincu que les meurtres auxquels il assistait étaient accomplis
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