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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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fermé, buté,
il lui était indifférent de mourir s’il fallait même envisager
de payer de ce prix la poursuite d’un tel but, mais vivre
comme il avait vécu jusqu’à présent, il ne le voulait plus.
    Bien que Khady exclût spontanément des données essentielles tout ce qui touchait à l’existence du garçon auparavant, bien qu’elle tâchât de ne plus l’écouter lorsqu’elle
avaitl’impression que cela ne lui serait pas utile, ne ferait
que l’attrister ou l’embarrasser, voire, inexplicablement,
l’emplir d’une douleur sourde comme s’il ravivait ainsi ses
plus vieux souvenirs à elle plus encore que les siens, elle
ne put empêcher sa mémoire de retenir qu’une belle-mère,
nouvelle femme de son père après la mort de sa mère, avait
battu Lamine à le rendre fou, des années durant.
    Le garçon souleva son tee-shirt pour lui montrer dans
son dos des traces rosâtres, légèrement boursouflées.
    Il était allé au lycée, il avait échoué deux fois au bac.
    Mais il avait, oh, de l’ambition pour ses études, il
rêvait d’être ingénieur, qu’est-ce que cela voulait dire ?
se demanda Khady malgré elle car elle ne voulait pas s’y
intéresser.
    Lorsqu’au bout de quelques jours elle entreprit de retirer
le tissu qui protégeait son mollet, il collait si fortement à la
plaie qu’elle dut l’arracher, provoquant dans tout le muscle
une telle douleur qu’elle ne put retenir un cri.
    Elle enroula serré une autre bande de tissu propre.
    Elle marchait d’un coin à l’autre de la cour en boitillant
et s’efforçait de s’habituer et de dresser son corps à cette
entrave afin que cette nouvelle situation, le pas ralenti et
la douleur continue, devînt une part d’elle-même qu’elle
pourrait oublier ou négliger, reléguée parmi les circonstances, comme les histoires pénibles du passé de Lamine,
qui, ne pouvant servir, risquaient seulement de freiner ou
de dévier le développement encore jeune, incertain de ses
pensées en y insinuant des éléments de trouble, d’incontrôlable souffrance.
    De la même façon laissait-elle son regard glisser sur les
visages des gens qui arrivaient chaque jour nombreux dans
lacour — et son regard, elle le sentait, était neutre, froid,
privé du moindre encouragement à lui adresser la parole,
non qu’elle redoutât qu’on lui demande quelque chose
(cela, elle ne le redoutait nullement) mais parce que son
esprit s’affolait à la simple perspective qu’on pût lui raconter des existences douloureuses, compliquées, longues et
difficiles à comprendre pour elle, Khady, qui manquait des
principes que semblaient posséder naturellement les autres
pour interpréter les choses de la vie.
    Un jour le garçon l’emmena par les rues étroites, au
sol sableux, dans l’échoppe d’un coiffeur à l’arrière de
laquelle une femme prit des photos du visage de Khady.
    Quelques jours encore après il revint avec un carnet bleu
usé, plissé, qu’il donna à Khady en lui disant qu’elle s’appelait maintenant Bintou Thiam.
    Les yeux du garçon avaient un air de fierté, de triomphe
et d’assurance qui alerta légèrement Khady.
    Elle se sentit fugacement redevenir faible, tributaire de
la détermination et des connaissances d’autrui comme des
intentions indécelables qu’on nourrissait à son propos, et
la tentation l’effleura, par fatigue de vivre, de se résoudre
à cette subordination, de ne plus réfléchir à rien, de laisser
de nouveau sa conscience voguer dans le flux laiteux des
songes.
    Un peu écœurée, elle se reprit.
    Elle remercia le garçon d’un hochement de tête.
    Elle avait dans le mollet des élancements terribles qui la
rendaient distraite.
    Mais, bien qu’elle fût toujours décidée à ne pas parler
d’argent avant lui, elle ne pouvait plus ignorer cette question, et que Lamine eût acheté pour elle un passeport, qu’il
secomportât comme s’il était évident qu’elle n’avait pas
d’argent ou que, d’une façon ou d’une autre, elle paierait
plus tard, cela l’inquiétait au point qu’elle souhaitait parfois le voir disparaître, s’évaporer de sa vie.
    Elle s’attachait cependant à son visage fervent, à sa voix
adolescente.
    Elle se surprenait à le regarder avec plaisir, presque un
tendre amusement lorsque, sautillant dans la cour comme
ces oiseaux légers aux longues pattes grêles qu’elle se rappelait avoir vus, enfant, sur la plage

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