Trois femmes puissantes
avait fallu d’abord saisir de quoi il s’agissait pour le voir, les formes d’une grande barque semblable
à celles dont elle guettait le retour lorsque, petite fille, sa
grand-mère l’envoyait acheter du poisson sur la plage.
Lesgens devant elle entraient dans l’eau, soulevant leurs
bagages au-dessus de leur tête, puis se hissaient dans la
barque, tirés par ceux qui y étaient déjà et dont Khady put
entrevoir dans la clarté jaunâtre, fragile, mobile, les visages
calmes, soucieux, avant de se retrouver elle-même avançant gauchement dans l’eau froide, jetant son paquet dans
la barque, laissant des bras la haler jusqu’à l’intérieur.
Le fond de la barque était rempli d’eau.
Elle agrippa son paquet, s’accroupit contre l’un des
côtés du bateau.
Une odeur incertaine, putride montait du bois.
Elle resta ainsi hébétée, stupéfaite tandis que grimpait
encore dans la barque un tel nombre de personnes qu’elle
craignit d’être étouffée, écrasée.
Elle se mit debout, titubante.
Prise de terreur, elle haletait.
Elle tira sur son pagne mouillé, passa une jambe par-dessus le bord du bateau, attrapa son ballot, souleva l’autre
jambe.
Une douleur effroyable lui déchira le mollet droit.
Elle sauta dans l’eau.
Elle regagna la grève en pataugeant, se mit à courir
dans le sable, dans l’obscurité qui s’épaississait à mesure
qu’elle s’éloignait du bateau, et bien que son mollet la fît
considérablement souffrir et que son cœur cognât si fort
qu’elle en avait la nausée, la conscience claire, indubitable,
qu’elle venait d’accomplir un geste qui n’avait procédé
que de sa résolution, que de l’idée qu’elle s’était formée
à toute vitesse de l’intérêt vital qu’il y avait pour elle à
fuir l’embarcation, la comblait d’une joie ardente, féroce,
éperdue, lui révélant dans le même temps qu’il ne lui était
encorejamais arrivé de décider aussi pleinement de quoi
que ce fût d’important pour elle puisque, son mariage,
elle n’avait été que trop pressée d’y consentir lorsque cet
homme gentil et tranquille, un voisin alors, l’avait demandée, lui permettant ainsi de s’éloigner de sa grand-mère
mais certainement pas, songeait-elle suffocante, sans cesser de courir, certainement pas d’avoir l’impression que sa
vie lui appartenait, oh non, certainement pas, ni que sa vie
dépendait des choix qu’elle, Khady Demba, pouvait faire,
car elle avait été choisie par cet homme qui s’était avéré
être, par chance, un homme bon, mais elle l’avait ignoré
au moment où ce choix s’était porté sur elle, elle l’avait
ignoré en acceptant, reconnaissante, soulagée, d’être
choisie.
Épuisée, elle se laissa tomber dans le sable.
Elle était pieds nus, ses tongs étaient restées dans l’eau
ou peut-être au fond de la barque.
Elle tâta son mollet blessé, sentit sous ses doigts du
sang, des chairs déchiquetées.
Elle se dit qu’elle avait dû accrocher sa jambe à un clou
en passant par-dessus le bord du bateau.
La nuit était si noire qu’elle ne pouvait pas même discerner le sang sur sa main en approchant celle-ci tout près
de ses yeux.
Elle frotta ses doigts dans le sable, longuement.
Ce qu’elle pouvait voir en revanche, c’était, au loin, bien
plus loin qu’il lui semblait avoir couru, les petites lumières
jaunâtres que la distance immobilisait et l’éclat blanc et
puissant de la lampe torche qui traversait l’obscurité sans
trêve, par saccades énigmatiques.
Avantmême d’ouvrir les yeux, à l’aube, elle comprit que
ne l’avaient réveillée ni l’inquiétude ni la douleur pourtant
vive de sa plaie au mollet ni l’intensité encore blafarde de
la lumière mais un regard posé sur elle dont elle sentait
l’insistance, l’immobilité, à une imperceptible démangeaison de sa peau, si bien qu’elle resta un moment à feindre le
sommeil, tous les sens en alerte, afin de se donner le temps
d’adopter une contenance.
Subitement elle souleva ses paupières, s’assit dans le
sable.
À quelques mètres d’elle un jeune homme était agenouillé, qui ne baissa pas les yeux quand elle dirigea les
siens vers lui et se contenta d’incliner légèrement la tête en
montrant les paumes de ses mains, lui signifiant qu’elle ne
devait pas le craindre, cependant qu’elle l’examinait d’un
œil furtif, prudent et, repassant mentalement les
Weitere Kostenlose Bücher