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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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images de
la veille selon une cohérence et à une vitesse auxquelles
elle aurait pu croire sa pensée trop déshabituée pour s’y
plier, reconnaissait l’un des visages qu’elle avait entraperçus, blêmis par le faisceau de la lampe torche, juste avant
de monter dans la barque.
    Il lui parut être plus jeune qu’elle, vingt ans peut-être.
    Et c’est presque d’une voix d’enfant, un peu haute, un
peu grêle, qu’il demanda :
    — Alors, ça va ?
    — Merci, ça va bien, et toi ?
    — Ça va, merci. Moi, c’est Lamine.
    Elle hésita puis, sans pouvoir ôter complètement de sa
voix un certain ton de fierté et presque d’arrogance, lui dit
son nom complet :
    — Khady Demba.
    Ilse leva, vint s’asseoir plus près d’elle.
    La plage déserte, au sable grisâtre, était couverte de
déchets, plastiques, bouteilles, sacs d’ordures crevés que
Lamine considérait avec une froide application, ses yeux
ne s’arrêtant, détachés, sur chaque détritus que pour en
évaluer l’usage encore possible puis passant à un autre et
rejetant le précédent non seulement dans l’oubli mais dans
l’inexistence, tout simplement ne le voyant plus.
    Son regard se posa sur le mollet de Khady, il eut un rictus horrifié qu’il masqua gauchement sous un vague sourire.
    — Tu es bien blessée, hein.
    Un peu contrariée, elle regarda à son tour.
    La plaie béait en deux parties encroûtées de sang noirci,
couvertes de sable.
    La tenace douleur ronronnante sembla se réveiller sous
son regard et Khady laissa échapper un geignement.
    — Je sais où on peut trouver de l’eau, dit Lamine.
    Il l’aida à se mettre sur ses pieds.
    Elle sentit la force nerveuse, en permanente tension,
de son corps efflanqué et dur, comme raidi, aguerri par
la défiance, le qui-vive, les privations aussi bien que la
faculté d’effacer celles-ci de ses sensations de même qu’il
paraissait ôter de sa vision, en les niant, les objets qu’il
n’était pas intéressant de ramasser sur la plage.
    Khady se savait un corps maigre et résistant mais non
pas, comme celui du garçon, trempé dans le bain glacial
des sacrifices obligés, de sorte que pour la première fois
de sa vie elle eut l’impression d’avoir eu plus de chance
qu’un individu précis.
    Elle vérifia en palpant le haut de son pagne que le
rouleaude billets était bien serré dans l’élastique de sa
culotte.
    Puis, refusant son aide, elle marcha au côté de Lamine
vers la rangée de maisons et d’échoppes aux toits de tôle qui
bordaient la plage au-delà de la dernière ligne d’ordures.
    Chaque pas relançait la douleur.
    Et comme, de surcroît, elle éprouvait une grande faim,
elle souhaita ardemment d’acquérir bientôt un corps insensible, minéral, sans désirs ni besoins, qui ne fût qu’un outil au
service d’une intention dont elle ignorait encore tout mais
comprenait qu’elle serait bien forcée d’en trouver la nature.
    Oh, elle savait déjà une chose, elle la savait non pas
comme elle en avait eu l’habitude, c’est-à-dire sans savoir
qu’elle savait, mais de façon consciente et nette.
    Je ne peux pas revenir dans la famille, se dit-elle, ne se
demandant même pas, car c’était inutile, si c’était là une
bonne chose ou une source supplémentaire de détresse,
ayant cependant l’impression, à penser ainsi clairement et
calmement, qu’elle faisait, en quelque sorte, un choix.
    Et lorsque Lamine lui eut fait part de sa propre intention, lorsqu’il lui eut assuré, de sa voix un peu stridente
entrecoupée de petits rires anxieux quand un mot lui manquait et qu’il semblait craindre alors de n’être pas pris au
sérieux, qu’il arriverait un jour en Europe ou mourrait et
qu’il n’y avait aucune autre solution au problème qu’était
sa vie, il parut évident à Khady qu’il ne faisait là que rendre explicite son dessein à elle.
    Aussi, en décidant de l’accompagner, n’ébranla-t-elle
nullement sa propre conviction qu’elle dirigeait maintenant
elle-même le précaire, l’instable attelage de son existence.
    Bien au contraire.

Commeil l’avait conduite, dans le cœur de la ville,
jusqu’à une pompe afin qu’elle pût ôter de sa blessure le
sable qui s’y était collé, puis lui avait expliqué qu’il avait
déjà tenté plusieurs fois de partir, que de menues ou graves circonstances imprévues l’avaient toujours empêché de
réussir (ainsi, la veille, le

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