Tsippora
Prologue
Horeb, dieu de mon père Jethro, accepte
mes offrandes.
À l’angle du nord, je pose les galettes
d’orge que j’ai grillées de mes mains. À l’angle du sud, je verse le vin dont
j’ai cueilli le raisin.
Horeb, dieu de gloire qui fait gronder
le tonnerre, écoute-moi ! Je suis Tsippora la Noire, la Kouchite, celle
qui est venue ici depuis l’autre côté de la mer des Joncs. J’ai fait un rêve.
Dans la nuit, un oiseau m’est apparu. Il
volait haut. Un oiseau au plumage pâle. Je le regardais voler en riant. Il
volait au-dessus de moi et criait comme s’il m’appelait. Alors j’ai compris que
cet oiseau, c’était moi. Ma peau est aussi noire que le bois brûlé. Mais dans
mon rêve j’étais un oiseau blanc.
J’ai survolé la cour de mon père. J’ai
vu ses maisons de briques blanchies, ses grands figuiers, ses tamaris en fleur
et le dais de vigne sous lequel il rend ses jugements. J’ai vu, du côté des
jardins, les tentes des serviteurs à l’ombre des térébinthes, les palmiers, les
troupeaux, les chemins de poussière rouge et le grand sycomore de la route
d’Epha. Sur le chemin qui conduit à ta montagne, ô ! Horeb, j’ai vu le
cercle des maisons de briques crues, les fours et les fosses à feu du village
des forgerons. J’ai volé assez loin pour voir le puits d’Irmna et les routes
qui mènent aux cinq royaumes de Madiân. Et j’ai volé vers la mer.
Une coulée d’or la recouvrait. Son éclat
était si violent que nulle part je ne pouvais poser mon regard. Tout
m’aveuglait : le ciel, l’eau et le sable. L’air qui glissait autour de moi
ne me rafraîchissait plus. Alors j’ai voulu cesser d’être un oiseau et
redevenir moi-même. J’ai touché le sol de mes pieds et j’ai retrouvé mon ombre.
Je me suis protégée les yeux de mon châle, et c’est ainsi que je l’ai vue.
Entre les joncs qui s’avançaient loin
dans la mer, une pirogue se balançait. Une pirogue robuste et parfaite. Je l’ai
reconnue sans peine. C’était celle qui nous avait portées, ma mère et moi,
depuis le pays de Kouch jusqu’au pays de Madiân, d’une rive à l’autre nous
maintenant en vie malgré le soleil, la soif et la peur. Et là, dans mon rêve,
elle nous attendait pour nous reconduire au pays où je suis née.
J’ai appelé ma mère pour qu’elle vienne
sans tarder.
Elle n’était pas sur la plage, ni le
long de la falaise.
Je suis entrée dans la vase boueuse. Les
joncs aux feuilles coupantes m’ont entaillé les bras et les paumes. Je me suis
allongée dans la barque. Elle était à ma taille. Les joncs se sont écartés
devant l’étrave, la mer s’est ouverte devant moi. La pirogue avançait entre
deux immenses murs liquides. Des murs si proches que j’aurais pu en toucher
l’eau verte et dure de la pointe des doigts.
La peur m’a noué le ventre. Je me suis
recroquevillée. La terreur m’a fait crier.
Bientôt, je le savais, les falaises
d’eau, tout là-haut, allaient se rejoindre comme les bords d’une plaie et
m’engloutir.
Je criais, mais la plainte que
j’entendais était celle de la mer, souffrante et déchirée.
J’ai fermé les yeux avant d’être noyée.
À l’instant même où la pirogue touchait brutalement le fond, là, debout sur les
algues, vêtu du pagne à plis des princes d’Égypte, les bras chargés de
bracelets d’or des poignets aux coudes, un homme m’attendait. Sa peau était
blanche et son front couvert de boucles brunes. D’une main, il a arrêté la
barque. Puis, me soulevant dans ses bras, il a traversé à pied la mer des
Joncs. Sur la rive opposée il m’a serrée contre lui, posant sa bouche sur la
mienne, me donnant le souffle que la mer avait cherché à me retirer.
J’ai ouvert les yeux. Il faisait nuit.
La vraie nuit, celle de la terre.
J’étais sur ma couche. J’avais rêvé.
J’ai demandé : « Ô !
Horeb, pourquoi m’avoir envoyé ce rêve ?
Est-ce un rêve de mort ou un rêve de
vie ?
Ma place est-elle ici, près de mon père
Jethro, le grand prêtre de Madiân, ou est-elle dans le pays de Kouch qui m’a
vue naître ? Ma place est-elle parmi mes sœurs à la peau blanche et qui
m’aiment ou là-bas, de l’autre côté de la mer, parmi les Néhésyou qui subissent
le joug de Pharaon ?
Ô Horeb, écoute-moi ! Dans ta main
je remets mon souffle. Je danserai de joie si tu voulais me répondre, toi qui
connais ma détresse.
Pourquoi l’Égyptien m’attendait-il au
fond
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