Tu montreras ma tête au peuple
quoi, mon ami, lui dit-il. Tu faiblis ? » Et l’homme, en expirant la main sur le poignard,
l’autre autour du cou de son ami, ne put répondre que
ces trois mots : « Non, je meurs. » C’était Valazé.
Le tribunal, embarrassé par le cadavre de cet homme
qui avait préféré se percer la poitrine au lieu d’attendre
sagement comme les autres que sa tête fût tranchée,
considéra la peine qu’il s’était infligée comme insuffisante. Encore fallait-il, fait unique dans l’histoire de
France, que le mort soit supplicié : on ordonna que le
corps serait réintégré dans la prison, conduit dans la même
charrette que ses complices au lieu du supplice, et inhumé
avec eux.
*
Deux heures ne s’étaient pas écoulées depuis que
Gensonné avait refusé mes services quand le bourreauet ses aides arrivèrent à la Conciergerie. À l’exception
de Fauchet qui priait avec ferveur, tous les condamnés
étaient calmes, et ils rivalisèrent d’ironie au moment
de l’appel :
Vergniaud fut éloquent : « Présent, dit-il. Et si vous
m’assurez que notre sang suffira à cimenter la liberté,
soyez les bienvenus ! »
Ducos parodia Robespierre : « Je n’aime point les
longs discours, je ne sais pas outrager la raison et la
justice. »
Fonfrède y alla d’un bon mot, fut interrompu et dit
finalement : « Eh bien, présent tout court ! »
Une fois que le bourreau et ses aides eurent fini leurs
sinistres apprêts, tous se pressèrent autour de Vergniaud. Il était leur chef naturel, c’était à lui que devait
revenir l’honneur de sortir en premier, la tête haute,
le regard fier, le torse bombé. Mais il se retourna,
désigna le corps de Valazé et dit : « Voici notre aîné
dans la mort. Qu’il nous montre le chemin. » Au bout
du chemin allait commencer le massacre de la jeunesse, de la beauté, de la vertu, du talent.
Cinq charrettes les attendaient devant la Conciergerie. Sur la cinquième fut placé le cadavre de Valazé,
à qui on avait enlevé son linceul taché de sang, pour le
recouvrir d’un linge grossier qui laissait entrevoir son
bras pendant et sa main déjà blême. Ce cadavre semblait dire : « Mes amis, voyez comme je suis. Mon âme a
quitté ce corps déjà froid. Je vous attends. »
Dans la rue Saint-Honoré, à hauteur des Tuileries,
tous entonnèrent La Marseillaise . Vingt voix fortes qui,
à l’unisson, couvrirent le bruit de la foule. Ces hommesqui allaient vers leur mort en chantant la gloire de la
Patrie intimaient le respect à ceux qui se trouvèrent
sur leur chemin ce jour-là. Le contraste était saisissant
avec le triste spectacle auquel j’avais pu assister deux
semaines plus tôt sur ce même trajet : la reine, seule
dans la charrette, indifférente aux sarcasmes des poissardes et des camelots, regardait droit devant elle, gardant la tête haute pendant que Grammont, juché sur
un cheval, brandissait un sabre en s’écriant : « La voilà,
l’infâme Antoinette ! Elle est foutue, mes amis ! » Cela
non plus, Monsieur, je ne l’ai jamais oublié.
Quand ils arrivèrent au pied de l’échafaud, sur cette
place dont le nom change au gré des régimes politiques – place Louis XV sous Louis XVI, place de la
Révolution après le 10 août, place de la Concorde sous
le Directoire, le Consulat et l’Empire, place Louis XVI
sous Louis XVIII et de nouveau place de la Concorde
aujourd’hui –, il était onze heures du matin. Le
brouillard voilait le soleil ; il pleuvait. Jamais l’hymne
composé par Rouget de Lisle n’avait résonné avec tant
de ferveur.
C’est Sillery qui, le premier, arriva sur la plate-forme.
Le député de la Somme, doyen des condamnés, salua
la foule, à droite, à gauche, tel l’artiste qui s’apprête à
quitter la scène de sa vie. Fauchet, Carra, Lesterpt-Beauvais, Duperret furent les suivants. Le sang giclait,
débordait du panier, des caillots se formaient ; l’échafaudage s’imprégnait de la couleur écarlate, de telle
sorte qu’il fallut, après que la lame du bourreau se fut
abattue sur la nuque de Lacaze, le nettoyer à grand
renfort de seaux d’eau.
Le chœur diminuait à mesure que le sacrifice continuait. Boileau, Antiboul, Gardien, Lasource, Brissot,
Lehardy, Duprat furent sacrifiés.
Ducos était assis à côté de Fonfrède. Quand ce fut à
son tour, il embrassa son ami une dernière fois : « Mon
frère, c’est moi qui t’ai conduit à la mort ! » lui
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