Tu montreras ma tête au peuple
luttes fratricides. Je mis les citoyens Pétion
et Guadet au courant de mon projet. Ils me dissuadèrent :
— Il y aura de l’émotion. On fera de beaux discours,
on prononcera ton oraison, on emportera ton cadavre,
on le mettra sous terre, et on t’oubliera.
Ils avaient raison : mieux valait parler directement au
peuple qu’à ses représentants. Je rédigeai un Avis dans
lequel j’en appelais aux hommes de bonne foi pour
débarrasser la France de ceux qui avaient galvaudé les
principes de la Révolution et, au matin du 13 juillet, je
le distribuai dans la rue. Cette brochure, si elle me causerait sans doute quelques ennuis, allait certainement
faire grand bruit, j’en étais certain ; j’avais tort. Le soir,
tout le monde n’avait qu’un nom à la bouche : Marat.
Une jeune fille l’avait poignardé dans son bain. Elle
s’appelait Charlotte Corday.
*
Je désapprouve l’assassinat de Marat. J’abhorre d’ailleurs tout assassinat, l’assassin fût-il un ange et l’assassiné un monstre assoiffé de sang. Marat était un hommeignoble, mais il était un représentant du peuple et il
méritait, à cet égard, des considérations particulières.
Et puis l’assassinat est l’Hydre de la fable : une tête
coupée en produit trois autres.
Les faits sont simples : une fille délicate se croit
obligée de s’immoler pour sauver la patrie en danger,
en ôtant la vie à un homme qu’elle pense être la source
des malheurs publics. Elle quitte son loyer paisible, ne
se confie à personne, fait un long voyage de Caen à
Paris, se rend au domicile de Marat où, d’une main
sûre, elle exécute son projet.
Je n’ai pas assisté au procès. J’aurais voulu apercevoir Charlotte, mais la salle était chaque fois bondée, à
tel point qu’il me fut impossible d’y entrer. Je voulais
voir cette femme que Fabre d’Églantine avait décrite
comme « une virago plus charnue que fraîche, sans
grâce, malpropre, comme le sont presque tous les philosophes et beaux esprits femelles ». Je me méfiais du
tableau esquissé par le médiocre poète. J’avais raison :
Charlotte était sublime.
La première fois que je la vis, c’était à la sortie du
palais de Justice. Quand la charrette traversa les grilles
de la cour du Mai, le ciel de Paris devint gris, comme si
la mine de Dieu s’assombrissait. Un déluge éclata ; il fit
nuit en plein jour. Dans les cieux, les anges pleuraient ;
debout, les mains derrière le dos, appuyée sur les
ridelles, Charlotte accueillait chaque goutte avec un
sourire qu’elle garderait tout au long du trajet.
Je courais au-devant de la charrette pour me poster à
divers endroits, de façon à mieux la voir. Et quand elle
arrivait devant moi, je recommençais, bousculant lesuns, écartant les autres, indifférent aux insultes que
je recueillais. Charlotte semblait ne prêter attention à
personne. Elle regardait les gens aux fenêtres. Peut-être aperçut-elle, à l’une d’entre elles, Danton, Robespierre et Desmoulins, sans savoir que c’était eux. Je
les vis, moi, observer la marche funèbre. L’Incorruptible paraissait agité, il parlait sans cesse, enlevait ses
lunettes, les remettait, remuait nerveusement. Mais les
deux autres, fascinés, ne l’écoutaient pas.
La charrette roulait depuis une heure quand, pour la
première et dernière fois, le regard de Charlotte croisa
le mien. Je restai pétrifié devant ses yeux en amande
qui bientôt ne verraient plus que la lueur des ténèbres.
Elle me fixa longtemps, peut-être dix secondes, pendant qu’une foule furieuse, visages en sueur, chevelures
en désordre, chemises à demi arrachées, l’insultait continuellement. Elle, si calme, gardait une douceur inaltérable au milieu des hurlements barbares, ce regard
si doux, si pénétrant, ces étincelles vives et humides qui
éclataient dans ces beaux yeux, ces yeux dans lesquels
parlait une âme aussi tendre qu’intrépide, ces yeux qui
auraient pu émouvoir les rochers.
Cependant la pluie continuait de tomber sur sa chemise rouge qui lui collait maintenant à la peau, faisant
apparaître ses formes. On devinait ses courbes gracieuses, arrondies, ses seins fermes que sa respiration
soulevait. Le visage impassible, la bouche figée dans un
demi-sourire, le regard pur et fier traversant les nuages,
Charlotte interrogeait l’immensité. Et elle semblait voir
dans les fureurs des plus sombres ombrages briller
l’éternelle clarté.
L’orage ne
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